Vian, Poésies, Ils cassent le monde
Poème étudié
Ils cassent le monde
En petits morceaux
Ils cassent le monde
A coups de marteau
Mais ça m’est égal
Ca m’est bien égal
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j’aime
Une plume bleue
Un chemin de sable
Un oiseau peureux
Il suffit que j’aime
Un brin d’herbe mince
Une goutte de rosée
Un grillon de bois
Ils peuvent casser le monde
En petits morceaux
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
J’aurais toujours un peu d’air
Un petit filet de vie
Dans l’oeil un peu de lumière
Et le vent dans les orties
Et même, et même
S’ils me mettent en prison
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j’aime
Cette pierre corrodée
Ces crochets de fer
Où s’attarde un peu de sang
Je l’aime, je l’aime
La planche usée de mon lit
La paillasse et le châlit
La poussière de soleil
J’aime le judas qui s’ouvre
Les hommes qui sont entrés
Qui s’avancent, qui m’emmènent
Retrouver la vie du monde
Et retrouver la couleur
J’aime ces deux longs montants
Ce couteau triangulaire
Ces messieurs vêtus de noir
C’est ma fête et je suis fier
Je l’aime, je l’aime
Ce panier rempli de son
Où je vais poser ma tête
Oh, je l’aime pour de bon
Il suffit que j’aime
Un petit brin d’herbe bleue
Une goutte de rosée
Un amour d’oiseau peureux
Ils cassent le monde
Avec leurs marteaux pesants
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez, mon cœur
Vian, Poésies
Introduction
Boris Vian (10 mars 1920, Ville-d’Avray, près de Paris – 23 juin 1959, Paris) était un écrivain français, un ingénieur, un inventeur, un poète, un parolier, un chanteur, un critique et un musicien de jazz (plus exactement trompettiste). Il a également publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, et pris d’autres pseudonymes comme Bison Ravi (anagramme de son nom).
Il a écrit 11 romans, 4 recueils de poèmes, plusieurs pièces de théâtre, des nouvelles, de nombreuses chroniques musicales (dans la revue Jazz Hot), des scénarios de films, des centaines de chansons, etc., le tout avec une verve qui lui est propre.
Dans ce long poème, Boris Vian développe des thèmes qui lui sont chers : l’amour de la vie sous toutes ses formes et par-dessous tout, l’angoisse de la destruction par des individus brutaux et sans scrupules, la présence constante de la mort.
La coexistence apparemment paradoxale de ces divers éléments peut s’expliquer par la connaissance de sa fin prochaine, comme par la conscience des dangers qui guettent la vie humaine.
Elle s’exprime ici par une tonalité très ambiguë.
I. La progression dramatique
1. Une vision de plus en plus sombre
Les visions qui se succèdent dans le poème sont de plus en plus sombres.
Commençant par la dénonciation d’un gâchis absurde, l’auteur évoque ensuite des images touchantes, fragiles et belles, de la nature : les vers 10 à 12, dont l’harmonie se dégage d’un rythme semblable (1/2/2) reprennent des éléments qui n’ont rien de grandiose, mais dans la simplicité même est particulièrement émouvante.
Le deuxième groupe de vers qui représentent des éléments naturels possède le même caractère ténu, léger.
Puis, vers 21 à 24 la vision se fait de plus en plus modeste. Il ne reste plus que des éléments essentiels : l’air, la lumière, le vent.
On assiste donc à une sorte de rétrécissement de l’univers, qui se concrétise dans une deuxième étape par la représentation de la prison.
2. Un monde frappant de cruauté
A partir de ce moment, on entre dans un monde frappant par sa cruauté. Sans jamais insister sur la notion de violence, celle-ci est partout présente par les allusions de détail.
Le rythme des vers s’allonge – il s’agit presque toujours d’heptasyllabes – au fur et à mesure que se déroule le drame.
La longue procession qui le mène à la mort suit un cérémonial précis : rares dans le poème, les verbes d’action se succèdent pendant ce passage qui respecte la forme dans laquelle se déroule une exécution, en France.
Le regard glisse le long de la guillotine. Tout cela se présente comme une mise en scène morbide dont l’apothéose se situe juste avant que le couperet ne tombe.
Enfin, tout semble dit lorsque l’auteur évoque : « Ce panier rempli de son », symbole d’une certaine horreur.
3. Une nouvelle fraîcheur
Pourtant les derniers vers donnent au poème une nouvelle fraîcheur qui remet en question la vision cauchemardesque précédente.
Ainsi on revient à l’atmosphère du début, faite de douceur et de tendresse.
Cette évolution est rythmée par des vers qui apparaissent comme un leitmotiv :
Ils cassent le monde
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez, mon cœur
Il suffit que je l’aime
Leur répétition, en particulier au début et à la fin du poème, marque l’aspect cyclique de la progression, lui donnant cette allure inachevée et caractéristique.
II. L’ambiguïté des sentiments
1. Un sentiment d’angoisse
Ce qui domine dans les premiers vers comme dans les derniers, c’est un sentiment d’angoisse devant les hommes. D’un côté « je », de l’autre « ils ». Si le pronom personnel « je » renvoie à un individu précis, ce n’est pas le cas du second. La puissance de « ils » semble énorme puisqu’elle décide de la vie des homes, mais elle reste anonyme.
Les vers commençant par « ils » interviennent dès l’abord (v.1 et 3) puis plus loin (v.17 et 26) et tout à la fin (v.54). Ce pouvoir sans visage reste constamment présent dans les passages les plus sereins apparemment, intervient pour faire le mal, mais il est étrangement absent lorsque ce qu’il a mis en branle se déroule, comme si à ce moment-là, tout étant accompli, il n’y avait plus rie à craindre.
2. L’amour de la nature
Mais au-delà de cette crainte, le poème témoigne surtout de l’amour de la nature. Nous avons remarqué que les éléments relevés étaient très simples. La manière dont l’auteur en parle montre l’extrême attention qui leur est portée : l’oiseau et puis sa plume avec sa couleur ; non pas le champ, mais le « brin d’herbe » c’est-à-dire la chose la plus banale, tellement qu’on ne la voit plus.
Encadré entre deux pentasyllabes (v.13 et 15), le vers 14 : « Une goutte de rosée », plus long (heptasyllabe), évoque un élément d’autant plus subtil qu’il est rapidement absorbé ; il est donc nécessaire de le saisir par le regard juste au moment où il existe encore. Puis l’air, la lumière, le vent, l’essentiel de la création, ce qui anime la matière.
Repris aux vers 51 à 53, l’herbe, la rosée et l’oiseau sonnent comme un refrain, avec l’assonance « bleue – peureux « remarquable dans ce poème qui se soucie peu des règles de la prosodie.
Cet attachement profond à la nature est donc original dans la mesure où le poète ne décide pas à l’avance de ce qui lui paraît digne d’être relevé et chanté, mais où il se penche sur tout ce qu’il y trouve de plus humble.
3. L’amour de la vie
Ainsi s’expriment des sentiments qui ont pour point commun de recouvrir l’amour de la vie. Amour bafoué par les destructeurs, d’où cette angoisse, amour qu’il maintient en dépit de tout, même de la mort.
Même privé de liberté, il s’attache au plus inquiétant :
« Ces crochets de fer
Où s’attarde un peu de sang ».
De même, le poète s’attache aux symboles de la captivité : la planche, la paillasse, le châlit.
Lorsque se présente le moment de l’exécution, il englobe dans son amour tout ce qui va contribuer à sa mort, hommes et objets.
Le verbe « aimer » revient alors de plus en plus fréquemment comme s’il était certain malgré tout de la supériorité absolue de la vie sur la mort.
Peut-être aussi ne veut-il pas que la mort envahisse avant l’heure sa conscience et pour cela il ôte au cérémonial sa valeur symbolique du mal.
Pourtant, comme pour se défaire de l’étau du malheur, il revient à des choses apaisantes à la fin du poème.
Conclusion
Balancé entre cet amour et son angoisse, le poète subit le pouvoir des « ils ». Ainsi se font face deux attitudes : la sienne faite de tendresse et d’humilité, la « leur », toute de violence.
Cette dernière est omniprésente, c’est elle qui motive sa peur. Violence contre la nature : « Ils cassent le monde… En petits morceaux … » qui met en cause les sources même de la vie.
Sont ainsi représentées toutes les forces d’agression, qui décident, tranchent, finalement détruisent sans rien demander à personne, sans tenir compte de l’existence des autres. Violence caractéristique du monde moderne qui se sait en état de se détruire. Mais aussi révoltante est la tyrannie sur les hommes, ballottés, dirigés, supprimés sans qu’ils sachent pourquoi.
Boris Vian nous a habitués à ses chants en faveur de la liberté et de la vie comme à ses écrits de révolte contre la force brutale. Mais jamais peut-être les deux n’ont été aussi imbriqués et avec une telle subtilité et une telle profondeur.
Ainsi ce poème laisse au lecteur une impression confuse où se mêlent des sentiments divers et lui permet une grande liberté d’interprétation. C’est sans doute là que réside sa plus forte puissance poétique.