Racine, Andromaque, Acte V, Scène 5
Texte étudié
Adromaque, Fin de l’acte V scène 5
ORESTE.
Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance :
Oui, je te loue, ô Ciel, de ta persévérance.
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Hé bien ! Je meurs content, et mon sort est rempli.
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie ;
L’un et l’autre en mourant je les veux regarder.
Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder.
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?
De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ? Grâce au Ciel, j’entrevoie…
Dieux ! Quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !
PYLADE.
Ah ! Seigneur.
ORESTE.
Quoi ! Pyrrhus, je te rencontre encore ?
Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.
Mais que vois-je ? A mes yeux Hermione l’embrasse ?
Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?
Dieux ! Quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Hé bien ! Filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
A qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.
PYLADE.
Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse :
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants
S’il reprenait ici sa rage avec ses sens.
FIN de la pièce
Racine, Andromaque
Introduction
Après la chute de Troie, Menelas offre sa fille Hermione à Pyrrhus pour le récompenser de la part active qu’il avait prise à la défaire de la ville. Pyrrhus, fils d’Achille, tombé entre temps amoureux d’Andromaque, sa captive, repousse le mariage et décide de braver les grecs en épousant la veuve d’Hector.
Furieuse, Hermione qui est passionnément éprise de Pyrrhus demande à Oreste, fils d’Agamemnon, qu’il aime depuis toujours de la venger en assassinant Pyrrhus. Hélas Hermione reproche aussitôt son geste à Oreste et se suicide sur le corps de Pyrrhus.
A la fin de la pièce, Andromaque est marié avec Pyrrhus et l’assassinat se produit au moment du mariage.
Oreste exprime son désespoir à cette nouvelle. Ayant perdu sur tous les tableaux, il se considère comme victime accomplie de la fatalité avant de sombrer dans l’hallucination et la folie.
Dans cette tirade qui tourne au monologue, nous verrons tout d’abord les reproches qu’adresse Oreste aux Dieux puis les trois tableaux où Racine nous dépeint son enfoncement dans la folie. Nous mettrons enfin en évidence la barbarie de la scène finale.
I. Oreste s’adresse au Ciel (vers 1613 à 1624)
1. Un héros tragique
Il se trouve dans la situation classique du héros tragique qui accuse les Dieux car la passion fait obstacle à la raison qui lui permettrait de prendre conscience de ses fautes.
Dans cette première partie, le héros conserve la maîtrise de son style pour s’adresser au ciel qu’il personnifie (tutoiement, apositoire, trait psychologique).
Il s’acharne systématiquement contre Oreste pour le conduire à sa perte, il se considère comme le jouet des Dieux).
2. L’ironie
Il ironise en mettant en évidence le haut degré de réussite de cet acharnement qui fait du malheureux Oreste un modèle accompli des infortunes qui peuvent frapper l’humanité.
D’autres expressions insistent sur ce thème : “au compte des douleurs”, “Je meurs content” est à prendre ironiquement et signifie qu’il n’a plus rien à désirer dans le domaine des catastrophes.
3. Le suicide
Cependant, sa passion le pousse à une provocation puisqu’il veut parfaire l’ouvrage des Dieux par son suicide.
En effet, pris d’une folie et d’une jalousie sanguinaires, il pense à retrouver la joie dans le bain de sang affreux et sacrilège qui accompagnerait son geste (vers 1622-1623).
II. La réponse du Ciel
Le Ciel prive Oreste de raison pour lui épargner un nouveau sacrilège (derniers vers de Pylade).
La folie d’Oreste se manifeste par un changement d’interlocuteur et la perte de la maîtrise du langage qui se résume à une suite d’interrogations et d’exclamations angoissées.
1. Le premier tableau
Dans le premier tableau, il s’adresse à lui-même pour rendre compte de son enfermement dans l’univers de la folie et du crime.
Cet univers est traduit par la métaphore de l’épaisse nuit (raisons obscurcies et le ruisseau de sang qui symbolise le crime).
Il semble prendre vaguement conscience de cette situation (Quelle horreur ma saisit ?). Il a perdu son arrogance, il semble complètement égaré.
2. Le deuxième tableau
L’intervention de Pylade, son ami fidèle loin de l’apaiser aggrave son état puisqu’il le prend pour Pyrrhus tout en maintenant les formes interrogatives qu’exprime son égarement.
Il manifeste sa fureur par la violence du vocabulaire (il voudrait le supprimer un seconde fois abandonnant son statut princier, il se rue su sa victime comme une bête en furie).
De fait, il revit l’épisode qui l’a pour jamais condamné au malheur : le meurtre inutile de Pyrrhus qui lui a fait perdre définitivement Hermione.
La douleur qu’éveille en lui l’ingratitude de cette dernière est évoquée par les affreux regards dont il est question vers 1635.
Le rival dont il s’est débarrassé physiquement resurgit en fantôme victorieux.
3. Le troisième tableau
L’apparition des Hérénies, déesses de l’enfer qui personnifient poétiquement les tourments psychiques du héros sacrilège.
Leur vengeance impitoyable est immortalisée par la mise de serpents qui couronnent leur tête et la fameuse allitération qui parcoure les quatre vers.
Cette vision terrifiante est complétée par celle de l’éternelle nuit de la pièce (expression de la passion et de la fatalité), nuit qui pourrait le protéger contre lui-même, ce qui apparaît au vers 1641 lorsqu’ Oreste semble se dédoubler comme si son destin était trop lourd à poser.
III. Retour à la lucidité
Il se rend compte que la passion est à l’origine de sa douleur et ce retour à la lucidité s’accompagne toutefois d’une atmosphère barbare (Je lui porte enfin mon cœur à dévorer).
Il semble éprouver une dernière joie en se livrant en victime consentante au tourment que lui inflige Hermione même après sa mort.
Il renoue ainsi avec la tradition des Atrides.
Conclusion
Le dénouement confirme le pessimisme racinien concernant les dangers de la passion plus redoutable encore que le courroux du Ciel.
Elle conduit le héros à se déchirer lui-même et à se faire l’artisan incorrigible de sa perte.
Mais cette faiblesse ne lui retire pas sa grandeur. L’extrémité même de sa souffrance lui confère une noblesse qui s’exprime à travers les célèbres images poétiques dont use Racine.
Même dans le crime, il n’est pas un monstre et demeure digne d’éveiller l’admiration et la pitié.