Marivaux, La Vie de Marianne, A l’Église, Extrait
Texte étudié
Parmi les jeunes gens dont j’attirais les regards, il y en eut un que je distinguai moi-même, et sur qui mes yeux tombaient plus volontiers que sur les autres.
J’aimais à le voir, sans me douter du plaisir que j’y trouvais; j’étais coquette pour les autres, et je ne l’étais pas pour lui; j’oubliais à lui plaire, et ne songeais qu’à le regarder.
Apparemment que l’amour, la première fois qu’on en prend, commence avec cette bonne foi-là, et peut-être que la douceur d’aimer interrompt le soin d’être aimable.
Ce jeune homme, à son tour, m’examinait d’une façon toute différente de celle des autres : il y avait quelque chose de plus sérieux qui se passait entre lui et moi. Les autres applaudissaient ouvertement à mes charmes, il me semblait que celui-ci les sentait; du moins je le soupçonnais quelquefois, mais si confusément, que je n’aurais pu dire ce que je pensais de lui, non plus que ce que je pensais de moi. Tout ce que je sais, c’est que ses regards m’embarrassaient, que j’hésitais de les lui rendre, et que je les lui rendais toujours; que je ne voulais pas qu’il me vît y répondre, et que je n’étais pas fâchée qu’il l’eût vu.
Enfin on sortit de l’église, et je me souviens que j’en sortis lentement, que je retardais mes pas; que je regrettais la place que je quittais; et que je m’en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était. Je dis qu’il ne le savait pas; c’est peut-être trop dire, car, en m’en allant, je retournais souvent la tête pour revoir encore le jeune homme que je laissais derrière moi; mais je ne croyais pas me retourner sur lui.
Marivaux, La vie de Marianne (1731-1741)
Introduction
Marivaux (1688-1768) est surtout connu pour ses pièces de théâtre (Le Jeu de l’Amour et du Hasard, L’Ile des esclaves) qui sont de pénétrantes analyses des comportements amoureux ou des rapports sociaux. Il fut également romancier et publia La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu.
Le texte que nous allons étudier est extrait de La vie de Marianne. Ce roman narre les mésaventures, à Paris, d’une jeune fille pauvre. L’héroïne, Marianne, cherche à s’élever dans la société par sa vertu et sa beauté.
Ce texte de Marivaux présente de réelles difficultés, liées à la subtilité de l’écriture. Dans le passage qui suit, Marianne se retrouve à l’église. Elle observe l’assistance et analyse l’effet qu’elle y produit. C’est alors qu’elle remarque un jeune homme digne d’intérêt.
Le souvenir d’une première rencontre devient pour la narratrice l’occasion d’une étude minutieuse des effets et des transformations qu’elle occasionne dans l’esprit encore peu averti d’une jeune file. Plaisir de l’amour et charme de l’analyse psychologique se mêlent donc dans ce passage.
I. Les signes de l’amour
1. La reconnaissance mutuelle
La naissance de l’amour se manifeste d’abord par un choix de l’héroïne.
Au milieu d’une foule de jeunes gens, l’un d’eux se détache ; la narratrice ne donne aucune précision le concernant.
Elle nous livre seulement sa réaction et l’inexplicable sensation qu’elle éprouve : « sur qui mes yeux tombaient plus volontiers que sur les autres ».
Il s’agit d’une attirance spontanée, irréfléchie, et d’ailleurs partagée : « Ce jeune homme… m’examinait d’une manière toute différente… ».
Le propre de cette reconnaissance mutuelle est d’être irréfléchie, et confuse, sans raison apparente.
2. Amour et séduction
Ce sentiment spontané est aux antipodes de la séduction : « j’oubliais à lui plaire et ne songeais qu’à le regarder ».
L’amour s’oppose à la séduction comme l’authenticité à l’artifice, il est ce que l’on éprouve et non ce que l’on veut faire éprouver : « …la douceur d’aimer interrompt le soin d’être aimable ».
L’amour est donc un sentiment amoureux intérieur, alors que la galanterie n’est qu’une apparence.
Il en va de même chez le jeune homme : « Les autres applaudissaient ouvertement à mes charmes, il me semblait que celui-ci les sentait ».
Cette phrase souligne bien le contraste entre l’intériorité et l’extériorité des deux comportements.
II. Les effets de l’amour
1. La méconnaissance
L’amour naissant suscite une confusion intérieure. Devant une rencontre inattendue, l’héroïne ne maîtrise plus ses sentiments, elle ne sait plus quelle est exactement la nature de ce qu’elle éprouve : « sans me douter du plaisir que j’y trouvais », ou encore : « Tout ce que je sais, c’est que … ».
A plusieurs reprises reviennent des expressions de doute ou d’ignorance.
Cette méconnaissance s’accompagne d’hésitations et de contradictions : l’héroïne éprouve simultanément des impulsions contraires comme le montre l’analyse du cinquième paragraphe.
L’amour bouleverse les repères de la jeune fille et la plonge dans une forme de désarroi.
Celui-ci peut s’expliquer aussi par l’opposition entre des intentions conscientes (garder un comportement décent et conforme aux règles de la bienséance) et des désirs inconscients (voir/être vu).
2. L’insatisfaction
La rencontre, dans laquelle, compte tenu des circonstances, seuls des regards sont échangés. C’est pourquoi le champ lexical de la vue est omniprésent : « regard » (deux occurrences), » regarder » » distinguai » » mes yeux « , « m’examinait » » je n’étais pas fâchée qu’il l’eût vu « .
La rencontre, purement visuelle, est décevante pour le plaisir amoureux.
Les convenances empêchent toute communication directe, et laissent à la jeune fille une impression de vide insatisfaisant : « …un cœur à qui il manquait quelque chose ». On peut remarquer l’imprécision voulue de l’expression.
· Cette insatisfaction se traduit également par des attitudes plus ou moins inconscientes : « …j’en sortis lentement, je retardais mes pas » ou « je regrettais la place ». Les trois expressions soulignent l’attente insatisfaite de l’héroïne, et la forme de plus en plus claire qu’elle prend, indiquant des degrés dans la prise de conscience.
III. Les délices de l’analyse psychologique
1. Le sens des nuances
Le passage est remarquable par la complexité des nuances qu’il fait apparaître.
On peut en donner deux exemples ; dans l’avant dernier paragraphe tout d’abord.
Ici, la narratrice s’efforce de faire partager l’étrange sensation de vouloir une chose et son contraire.
On peut relever des verbes exprimant les états d’esprit : « j’hésitais de », « je ne voulais pas », « je n’étais pas fâchée de ».
Les deux derniers doivent être étudiés dans leur emploi : le verbe vouloir exprime une intention consciente, l’autre, au contraire, un état d’esprit latent, d’où le recours à la litote (expression qui dit le moins pour faire entendre le plus) : « je n’étais pas fâchée de » signifiant « j’étais heureux ».
Autre exemple de nuance : le dernier paragraphe. Ici, la finesse de l’analyse portera sur le « savoir » de la jeune fille. Elle affirme d’abord son ignorance, puis se corrige (« c’est peut-être trop dire »), pour à nouveau rectifier (« mais je ne croyais pas me retourner pour lui ») : nuances infimes et délectation de l’analyse.
2. La distance temporelle
Il est évident que cette lucidité de l’héroïne, associée à la naïveté de ses réactions premières, s’explique par le passage du temps.
Entre le « je » de la narration et le « je » de l’action, il y a toute la distance qui s’étend de la jeunesse à la maturité.
Conclusion
Ce passage témoigne du « marivaudage » c’est-à-dire de l’art raffiné de Marivaux et de son goût pour la peinture des sentiments amoureux et leur analyse.
La finesse de l’analyse psychologique repose en grande partie sur la distance qui sépare les deux moments de la narration et des événements.
Elle s’exprime par le souci de bien différencier les états d’esprit.
Par une technique d’écriture habile à rendre les nuances, il parvient à détailler les différents degrés de l’amour sans paraître artificiel ou obscur.
C’est ainsi que Marivaux réussit avec beaucoup de finesse à reconstituer la genèse des sentiments.