Guillaume Apollinaire

Apollinaire, Poème à Lou, La Guerre, L’amour

Poème étudié

La Guerre, l’amour

Je pense à toi mon Lou (1)ton cœur est ma caserne
Mes sens sont tes chevaux ton souvenir est ma luzerne (2)
Le ciel est plein ce soir de sabres d’éperons
Les canonniers s’en vont dans l’ombre lourds et prompts
Mais près de toi je vois sans cesse ton image
Ta bouche est la blessure ardente du courage
Nos fanfares éclatent dans la nuit comme ta voix
Quand je suis à cheval tu trottes près de moi
Nos 75 (3) sont gracieux comme ton corps
Et tes cheveux sont fauves comme le feu d’un obus
qui éclate au nord

Je t’aime tes mains et mes souvenirs
Font sonner à toute heure une heureuse fanfare
Des soleils tour à tour se prennent à hennir
Nous sommes les bat-flanc (4) sur qui ruent les étoiles

(1) Lou est Louise de Coligny-Châtillon dont Apollinaire s’éprit, alors qu’il avait décidé de s’engager dans la guerre.
(2) Luzerne : plante fourragère
(3) 75 : canon utilisé pendant la guerre de 1914-1918.
(4) Bat-flanc (nom masc.invariable) : pièce de bois qui sépare deux chevaux dans une écurie.

Introduction

On a souvent tendance, dans les chansons ou la poésie, comme dans certains romans, à opposer la guerre et l’amour : quoi de plus antinomique en effet, apparemment, que ces deux « extrêmes ».

Pourtant la guerre et l’amour entretiennent des rapports étroits comme le langage, même courant : un soldat conquiert un pays comme un séducteur conquiert une femme, il la fait céder, ou il la prend d’assaut si elle résiste… Entre une certaine conception de l’amour et une certaine manière d’envisager le combat guerrier, n’y aurait-il pas des liens étranges ?

C’est à quoi est sensible le lecteur de Guillaume Apollinaire lorsqu’il découvre certains Poèmes à Lou, datés de 1914, le moment même où le poète décide de s’engager dans ce qui deviendra « la grande guerre ».

La guerre est en effet partout présente dans le poème ; mais la femme aimée aussi, sous la forme du souvenir parfois très concret qu’elle laisse ; enfin le poète nous offre ici la peinture d’un monde disloqué et halluciné, où s’interpénètrent les deux visions de la femme et de la guerre.

I. La guerre

1. Chevaux et cavalerie

La guerre est omniprésente dans le poème d’Apollinaire : c’est un peu comme si le champ de vision de poète (ou plutôt du soldat qu’il est devenu) était soudain envahi par la gigantesque machine militaire et guerrière.

On retrouve à peu près tout ce qui concerne l’environnement traditionnel du soldat de cette époque : la « caserne », les « chevaux » et tout ce qui les accompagne inévitablement, comme la « luzerne » qu’ils affectionnent particulièrement.

Ces chevaux, on les retrouve quelques vers après, accompagnés du verbe « trotter », puis un peu plus loin dans le poème ils sont présents avec les verbes hennir ou ruer (même si c’est sous une forme métaphorique) ou directement avec l’évocation des « bat-flanc », pièces de bois qui séparent deux chevaux dans une écurie.

Le ciel lui-même est « plein », non d’étoiles, mais « d’éperons » (v.4), comme si peu à peu l’environnement effectuait une prise de possession complète de l’esprit du poète et qu’il ne pouvait plus s’en dégager.

2. Fanfares, canons, obus

La guerre (l’armée en tout cas) apparaît sous une forme plus « musicale » avec ces « fanfares » (v.8) qui éclatent, et que l’on fait ensuite « sonner » dans la dernière strophe en « une heureuse fanfare » (v.13).

Mais les termes militaires envoient aussi à des notions tout aussi bruyantes, mais beaucoup moins pacifiques : ce sont des « sabres » (v.3) aussi qui, avec les « éperons » parsèment le ciel de « ce soir ». « Les canonniers » (v.4) s’en vont et on s’imagine qu’ils emmènent les canons avec eux.

Plus loin surtout, Apollinaire évoque le « 75 » (v.9) figure emblématique de cette guerre de 1914-1918, et redoutable engin de mort, puis les « obus » (v.10) avec leur « feu » qui « éclate » (v.11).

Ce sont là des images traditionnelles de la violence guerrière : le monde est dès lors tout imprégné de ce bruit et de cette fureur, précurseurs d’Apocalypse, qui peu à peu modifient la vision qu’a le poète du monde qui l’entoure.

3. Blessures

Les dernières images de la guerre qui apparaissent dans le poème sont celles de la « blessure » et du « courage », les conséquences physiques d’une part, de l’autre les qualités morales que la guerre suppose.

Elles sont ici liées étroitement par la présence, dans le souvenir d’une autre obsession : la femme, cette Lou dont le poème ne nous dit que le prénom magique, mais nous raconte la présence lancinante et charmante dans le souvenir de celui qui l’a quittée pour s’engager et se battre.

II. Lou

1. Présence obsédante

Si la guerre en effet est présente comme une obsession, elle est toujours, dans le poème, associée à une autre obsession : le souvenir de la bien-aimée, ce que l’incipit du texte déclare nettement et simplement : « Je pense à toi mon Lou » (v.1).

Le verbe penser au premier vers comme le mot « souvenirs » au deuxième vers et au douzième vers montre bien que si la femme est présente ici, c’est en quelque sorte par son absence qu’elle envahit, comme la guerre, l’univers mental du poète.

On retrouve partout cette femme dans le texte ; elle accompagne les gestes, les actes du nouveau soldat qui traîne toujours avec lui ses souvenirs de la vie civile et de l’amour quitté : « Mais près de moi je vois sans cesse ton image » (v.5).

2. L’amour et la guerre : fusion

Ce sont toutes les images traditionnelles de la femme qui apparaissent dans le poème, tout ce qui constitue son corps – et cela peut faire penser au genre poétique du « blason » – et véhicule l’immense désir qui s’y associe : la « bouche » (v.6) par exemple est d’abord nommée, puis le « corps » (v.9) et « les cheveux » (v.10) et « les mains » (v.12) enfin.

Femme en morceaux pourrait-on dire, fragmentée, qui éclate dans le souvenir mais chaque « partie » de ce corps prend un exceptionnel rayonnement dans ce souvenir et se superpose aux images réelles, jusqu’à faire basculer celles-ci dans le rêve.

Ainsi « ton cœur est ma caserne » (v.1) est-il dit dans le second hémistiche du premier alexandrin, comme si la femme et l’univers militaire, par le biais de la métaphore qui les absorbe l’un l’autre, ne faisaient plus qu’un.

La fusion s’opère encore mieux dans le vers suivant avec le jeu des pronoms et leur glissement subtil : « Mes sens sont tes cheveux ». Ici il y a un transfert, comme si, d’où il était, le poète envoyait à celle qu’il aime des influx au moyen de ses sens et que ceux-ci se métamorphosaient en ces « chevaux » qui constituent son environnement à lui, lui-même devenu ce « cheval » avec lequel il vit depuis qu’il s’est engagé : « on souvenir est ma luzerne », claire métaphore qui montre que le souvenir de la femme est aussi vital que la luzerne, aliment matériel, pour le cheval.

Femme et cheval parfois ne font plus qu’un « Quand je suis à cheval tu trottes près de moi » : le vers met bien en évidence la force du souvenir transformé en une espèce d’hallucination. Les métaphores, les verbes comme « être » répété sept fois à propos de Lou (« Ton cœur est ma caserne », « ton souvenir est ma luzerne »…) disent bien qu’elle est véritablement présente.

Ainsi dans le vers « Ta bouche est la blessure ardente du courage » se télescopent deux images fortes, celle d’une bouche de femme et celle d’une blessure rouge aussi, mais de sang (on parle d’ailleurs des lèvres d’une blessure comme on parle de blessure de cœur). L’adjectif « ardente » renvoie au feu, qui est aussi bien le feu que traverse le soldat (c’est le titre du célèbre roman de Barbusse, synecdoque de la guerre) que le feu de la passion amoureuse. Quant au « courage » il est à la fois celui que doit éprouver le guerrier confronté aux obus et l’amant confronté à la séparation douloureuse et à la blessure de l’absence.

3. Des chocs provocateurs

L’univers donc bascule et la femme est derrière toute chose : « Nos fanfares éclatent dans la nuit comme ta voix », la comparaison montre ici le rapprochement fanfare/voix ne pouvant provenir que d’un esprit entièrement habité par la présence d’une femme aimée.

C’est ce que confirment les vers suivants quand métaphores et comparaisons deviennent de plus en plus étranges, voire choquantes et provocantes.

« Nos 75 sont gracieux comme ton corps », par exemple, où le poète part d’une vision de canon, a priori peu attirante, pour la transformer en ce corps sublime de Lou, par le biais de la forme allongée de l’objet en question, comme si le regard du poète ne pouvait s’empêcher d’être esthétique même quand il s’agit de choses qui tuent : l’adjectif « gracieux » associé au « 75 » crée un effet de surprise : cela montre la superposition de deux mondes apparemment incompatibles celui de la guerre et de la femme.

De même le vers « Et tes cheveux sont fauves comme le feu d’un obus » est construit sur un schéma voisin mais inversé (d’abord c’est le canon qui fait penser au corps, puis les cheveux font penser aux obus). Par une sorte de chiasme, la couleur « fauve » des cheveux fait aussi penser aux obus.

III. Un réel détraqué

1. Un monde chaotique revu par un regard subjectif

La réalité est omniprésente dans le texte, mais le regard d’Apollinaire entend restituer non le réel tel qu’il est dans une prétendue vision objective du monde mais à travers sa propre subjectivité, ses souvenirs, ses pensées secrètes, voire ses angoisses personnelles.

Ainsi « le ciel » n’est pas un simple ciel banal car la guerre est là, chez le poète, fortement ancrée dans son cerveau au point de lui faire modifier sa vision des choses : « Le ciel est plein ce soir de sabres d’éperons ».

La précision « ce soir » montre que c’est un ciel d’exception. La suppression de la ponctuation, systématique dans l’œuvre d’Apollinaire, renforce le sentiment d’incohérence : vision brute ici d’un monde de chaos.

L’absence de ponctuation entraîne l’hésitation du lecteur : sans ponctuation le mot « éperons » semble dépendre de « sabres » alors qu’il est complément de « pleins ».

2. Art poétique

La réalité est pourtant vue aussi « terre à terre » avec « ces canonniers » qui « s’en vont lourds et prompts » : le vers restitue par les assonances nasales en « on » le rythme pesant de leurs pas.

« Cet obus qui éclate au nord » rappelle le réel authentique.

De même existent réellement ces bruits de fanfares, ces promenades à cheval, ces chevaux dont l’on s’occupe.

La poésie d’Apollinaire refuse de distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas : le souvenir de l’absente est plus présent que tout le reste.

3. Peinture d’un monde halluciné

La dernière strophe – le quatrain – bien séparée de la première partie par un blanc plus important, mêle d’ailleurs en une sorte de feu d’artifice final les thèmes du poème avec l’énoncé du très simple « je t’aime ».

Le mot concret « tes mains » et l’abstrait « mes souvenirs » sont rapprochés par le jeu des possessifs, et s’associent pour faire « sonner à toute heure une heureuse fanfare ». Plus haut elle éclatait comme un obus, maintenant elle sonne. En outre elle est associée à l’adjectif « heureuse », ce qui est assez paradoxal dans ce contexte guerrier.

Les sonorités « heure/ heureuses » viennent compléter cette étrange sensation de bonheur.

Le monde devient-il alors fou ou halluciné ?

« Des soleils » (s’agit-il des obus qui éclatent ?) se mettent à hennir : ces soleils deviennent des chevaux que « ruent les étoiles ».

C’est une métamorphose totale du monde à laquelle nous assistons ici : « nous » les soldats sont devenus objets (« bat flancs ») et les étoiles sont devenues chevaux.

Ces « étoiles » sur lesquelles s’achève le poème sont peut-être de vraies étoiles (la nuit est tombée) ou de fausses étoiles (en l’occurrence des chandelles guerrières qui éclairent le paysage avant de procéder à un bombardement systématique).

Le ciel devient alors une cavale à la crinière enflammée et Apollinaire retrouve les grands mythes de l’humanité à travers une poésie qui délire.

Conclusion

Ainsi sont donc confondus dans ce poème deux thèmes : l’amour et la guerre.
La fusion est telle que c’est une sorte de recréation du monde, comme si le monde guerrier ne pouvait être rendu que par ces délires, ces métamorphoses.
Mais à aucun moment (il en va de même dans les autres textes contemporains d’Apollinaire) la guerre n’est condamnée.
Elle n’est pas exaltée mais plutôt perçue comme un mal nécessaire, une sorte d’épreuve initiatique qui va permettre à l’homme de mériter la femme qu’il a provisoirement quittée pour s’engager.

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