Victor Hugo

Hugo, Les Misérables, Partie II, Chapitre 10, Le plateau de Mont Saint-Jean

Texte étudié

Alors ce fut effrayant.

Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. Un tournoiement frénétique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers sur les baïonnettes, le second rang les fusillait ; derrière le second rang les canonniers chargeaient les pièces, le front du carré s’ouvrait, laissait passer une éruption de mitraille et se refermait. Les cuirassiers répondaient par l’écrasement. Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les baïonnettes et tombaient, gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers faisaient des brèches dans les carrés. Des files d’hommes disparaissaient broyées sous les chevaux. Les baïonnettes s’enfonçaient dans les ventres de ces centaures. De là une difformité de blessures qu’on n’a pas vue peut-être ailleurs. Les carrés, rongés par cette cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. Inépuisables en mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants. La figure de ce combat était monstrueuse. Ces carrés n’étaient plus des bataillons, c’étaient des cratères ; ces cuirassiers n’étaient plus une cavalerie, c’était une tempête. Chaque carré était un volcan attaqué par un nuage ; la lave combattait 1a foudre.

Victor Hugo, Les Misérables, 1862
IIème partie, chapitre 10 « Le plateau de Mont Saint-Jean ».

Introduction

Écrit de 1845 à 1861, le roman Les Misérables constitue une grande fresque mettant en scène ceux que la société méprise et rejette.

Victor Hugo mêle à cette histoire des reconstitutions historiques, comme celle de la bataille de Waterloo qui, le 18 juin 1815, mit fin au Premier Empire et fut un terrible massacre.

Si Victor Hugo sait donner à son récit un souffle épique, il n’en montre pas moins, en une évocation réaliste et minutieuse, l’horreur des combats inhumains.

La célèbre attaque des carrés anglais par la cavalerie française est présentée ici par un narrateur témoin, précis dans ses observations. Mais on ne sait qu’il il est ni d’où il observe.

Le récit, à l’imparfait, est composé d’une succession d’actions soulignant la réciprocité des mouvements. A mesure que ces actions sont rapportées, la présentation qui en est faite insiste sur le caractère inhumain, monstrueux, presque mythologique, de l’affrontement.

I. Une image précise et technique de la guerre

Le lecteur la perçoit dès la première lecture au nombre important de termes faisant référence au combat, à la manière dont il se déroule. Le narrateur utilise en effet des termes spécifiques.

1. Les termes techniques

Un lexique spécialisé donne avec précision les manœuvres (formation de « carrés », « tournoiement », « écrasement », « trouées », « brèches ») et la nature des soldats.
Le terme « cuirassiers » revient de manière récurrente. On note aussi l’emploi de « canonniers », de « bataillons » et de tous les termes relatifs à la présence d’une cavalerie (« grands cheveux », « cavalerie »).
Le narrateur identifie aussi les forces en présence. On peut aussi remarquer la précision des termes désignant les armes utilisées : le terme « baïonnettes » est employé à plusieurs reprises. Les mots « boulets », « mitraille » soulignent la présence constante d’explosions et de projectiles échangés.
Ce vocabulaire technique, répétitif, qui précise la nature du combat, est complété par tous les verbes soulignant les actions menées.

2. Les verbes d’action

Ils sont très nombreux et montrent tous les aspects du déroulement des combats.
Certains expriment directement la violence et la destruction comme « furent attaquées », « fusillait », « tombaient », « s’enfonçaient », « rongés », « faisaient explosion ».
D’autres tirent leur sens du contexte, sans être pour autant moins évocateurs : « enveloppa », « recevait », « s’ouvrait », « se refermait », « répondaient », « disparaissaient », « se rétrécissaient ».
Pris dans le sens dénoté, ils n’évoquent pas nécessairement la guerre, mais dans le contexte, ils sont tous associés à la mort et à la violence.
Le choix du vocabulaire contribue à un double effet de précision et de densité dans le texte.
On observe aussi que le narrateur met l’accent sur le caractère constamment réciproque des actions menées.

II. La réciprocité destructrice des actions

La structure du texte fait apparaître un mouvement d’aller et de retour entre les deux camps.

1. Un jeu d’alternance entre les deux groupes

La structure des phrases et leur disposition dans le texte montrent que le narrateur passe alternativement d’un camp à l’autre.
Le point de départ est en effet la vision des « carrés anglais ». Le narrateur passe alors aux adversaires, « les cuirassiers ».
L’on remarque la succession suivante :

– regard sur ce que font les Anglais (« second rang », « canonniers », « carrés »)
– retour aux « cuirassiers » et à « leurs grands chevaux »).

Cette structure constamment alternée se poursuit jusqu’à la fin de l’extrait. L’expression « Des files d’hommes disparaissaient » signale la disparition des soldats anglais sous les chevaux des cuirassiers. La réaction des soldats, frappant leurs chevaux de leurs baïonnettes apparaît dans l’expression « Les baïonnettes s’enfonçaient ».
De même Hugo oppose les « carrés », diminués, aux « assaillants » détruits sous d’incessantes explosions.
Cette alternance est à l’image du combat, fait d’avance et de recul, d’attaque reçue et relancée. Une phrase très structurée souligne de manière très efficace ce mouvement : « Les boulets faisaient des trouées sans les cuirassiers, les cuirassiers faisaient des brèches dans des carrés ». De part et d’autre de la virgule, les deux propositions forment un chiasme et la reprise des mêmes termes insiste sur la symétrie inversée, marquant l’exacte similitude des actions engagées.

2. Des actions similaires

Le vocabulaire guerrier se partage entre les deux groupes de combattants et l’on peut observer, en analysant les sujets des verbes, des effets de parallélisme :
actions des carrés anglais : « recevait », « fusillait », « chargeaient », « s’ouvrait », « se refermait », « faisaient des trouées », « s’enfonçaient », « faisaient explosion » ;
actions des cuirassiers français : « enveloppa », « répondaient par l’écrasement », « enjambaient », « sautaient », « faisaient des brèches », action de « ronger » les carrés, et de faire disparaître des « files d’hommes ».
Cette structure constamment alternée fait passer le regard du lecteur d’un côté à l’autre et lui fait apparaître la similitude des actes guerriers : chaque avancée des cuirassiers à cheval est doublement meurtrière, pour eux, et pour les Anglais : chaque « accueil » des anglais l’est également, pour les cuirassiers et pour eux-mêmes.
Le narrateur présente un combat en faisant ressortir ses aspects « monstrueux », « inhumains », « mythologiques ».

III. La vision d’un combat « monstrueux »

Le récit du combat prend peu à peu un registre épique mettant en scène des personnages hors du commun. L’évolution du registre du texte va jusqu’à l’évocation d’un combat mythologique des éléments.

1. Les procédés du grandissement épique

Le récit est caractérisé par l’emploi de procédés stylistiques qui concourent à créer un registre épique.

L’utilisation récurrente des pluriels : l’individu n’apparaît pas. Il est intégré à des groupes. Ici dominent les termes collectifs « carrés », « rang », « front », « cavalerie » souvent employées au pluriel, ce qui accentue l’effet de quantité : « carrés », « cuirassiers », « rangs », « files », « assaillants », « bataillons ».
L’emploi des hyperboles : certains termes (noms et adjectifs) insistent sur l’énormité, le gigantisme. L’adjectif « effrayant » ouvre le texte sur une sorte de vision d’épouvante et trouve un écho dans « monstrueuse ».
La même idée apparaît dans les termes « frénétique », « écrasement », « grands », « gigantesque », « inépuisables », dans les images des chutes de chevaux et des sauts au-dessus des baïonnettes.
Ce caractère surhumain est souligné par l’insistance sur la totalité : « toutes », « à la fois ».
Les métaphores : elles ébauchent un passage du plan réel au plan mythologique. Le « tournoiement » frénétique souligne un mouvement circulaire auquel rien n’échappe, comme le vol d’un rapace, le « front du carré » qui s’ouvre suggère quelque horrible blessure, et « l’éruption de mitraille » annonce l’image du volcan et du cataclysme naturel. Les « quatre murs vivants » créent une image qui relèveraient plutôt d’un fantastique d’épouvante, hommes transformés en muraille ou murs dotés d’une vie effrayante.

2. L’association finale

L’épopée culmine dans les dernières lignes du texte, où se trouve explicité l’adjectif « monstrueux ». Le choix du mot « figure » évoque un monstre mythologique.
Le changement de monde se fait par étapes soulignant une métamorphose négative (« n’étaient plus ») puis affirmation (« c’étaient des… c’était une.. »).
Le domaine humain (« bataillons », « cavalerie ») est abandonné au profit du monde des éléments naturels déchaînés (« cratères », « tempête »).
La métaphore mythologique se développe en trois phases : « cratères », « tempêtes », puis « volcan », « nuage », enfin « lave », « foudre » allant du lieu à son effet, avec l’utilisation constante d’un vocabulaire guerrier (« attaqué », « combattait »).
Le combat est assimilé à l’affrontement monstrueux des forces naturelles divinisées : dans la conception mythologique, le volcan et la foudre sont les manifestations de la présence des divinités. La bataille est donc comparable, selon Hugo, à une sorte de combat à échelle cosmique.

Conclusion

Cet extrait des Misérables présente une certaine ambiguïté : la présentation d’un épisode de Waterloo est réaliste et fait apparaître l’horreur inhumaine des combats.
Mais le traitement épique incite le lecteur à s’interroger sur les intentions du narrateur et sur les enjeux du texte.
Le gigantisme, l’accès au mythe, qui dépasse la situation humaine en la métamorphosant, ne soulignent-ils pas un mélange d’admiration et d’horreur ?

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