Marguerite Duras

Duras, Un barrage contre le Pacifique, La Mort des enfants

Texte étudié

Jusqu’à un an environ, les enfants vivaient accrochés à leur mère, dans un sac de coton ceint au ventre et aux épaules. On leur rasait la tête jusqu’à l’âge de douze ans, jusqu’à ce qu’ils soient assez grands pour s’épouiller tout seuls et ils étaient nus à peu près jusqu’à cet âge aussi. Ensuite ils se couvraient d’un pagne de cotonnade. A un an, la mère les lâchait loin d’elle et les confiait à des enfants plus grands, ne les reprenant que pour les nourrir, leur donner, de bouche à bouche, le riz préalablement mâché par elle. Lorsqu’elle le faisait par hasard devant un Blanc, le Blanc détournait la tête de dégoût. Les mères en riaient. Qu’est-ce que ces dégoûts-là pouvaient bien représenter dans la plaine ? Il y avait mille ans que c’était comme ça qu’on faisait pour nourrir les enfants. Pour essayer plutôt d’en sauver quelque uns de la mort. Car il en mourrait tellement que la boue de la plaine contenait bien plus d’enfants morts qu’il n’y en avait qui avaient eu le temps de chanter sur les buffles. Il en mourait tellement qu’on ne les pleurait plus et que depuis longtemps déjà on ne leur faisait pas de sépulture. Simplement, en rentrant du travail, le père creusait un petit trou devant la case et il y couchait son enfant mort. Les enfants retournaient simplement à la terre comme les mangues, sauvages des hauteurs, comme les petits singes de l’embouchure du rac. Ils mouraient surtout du choléra que donne la mangue verte, mais personne dans la plaine ne semblait le savoir. Chaque année, à la saison des mangues, on en voyait, perchés sur les branches, ou sous l’arbre, qui attendaient, affamés, et les jours qui suivaient, il en mourait en plus grand nombre. Et d’autres, l’année d’après, prenaient la place de ceux-ci, sur ces mêmes manguiers, et ils mouraient à leur tour car l’impatience des enfants affamés devant les mangues vertes est éternelle. D’autres se noyaient dans le rac. D’autres encore mouraient d’insolation ou devenaient aveugles. D’autres s’emplissaient des mêmes vers que les chiens errants et mouraient étouffés.

Duras, Un Barrage contre le Pacifique (1950)

Introduction

Marguerite Duras occupe une place particulière dans la production romanesque contemporaine.

En effet, dès 1950, date de publication d’Un Barrage contre le Pacifique, elle délaisse les canons habituels de l’écriture romanesque (narration, description, rendu des personnages) au profit d’un style fondé sur la primauté du dialogue, qui tente de restituer un monde intermédiaire, entre le dit et le non-dit des pensées souterraines de chacun.

Une étroite imbrication de la réalité et de la fiction caractérise nombre d’œuvres littéraires, en particulier les romans, où l’élément autobiographique est souvent facile à repérer.

C’est ainsi que Marguerite Duras a donné pour cadre à l’un de des premiers romans, Un Barrage contre le Pacifique, l’Indochine française, où elle vécut jusqu’à l’âge de dix-sept ans. L’action du roman, le combat d’une femme pour conquérir des terres sur l’Océan qui les submerge périodiquement, est une transposition du combat que mena sa propre mère.

Comme dans d’autres colonies, les paysans formaient la majorité de la population indochinoise, Marguerite Duras s’attache ici à peindre les enfants dans une évocation réaliste qui s’élargit en une vision poétique, où la mort se confond avec un fléau naturel.

I. Une évocation réaliste

1. Une masse indifférenciée

A bien des égards, cette page se présente d’abord comme un document sur les mœurs du peuple indochinois : écrite par un auteur qui a vécu en Indochine, elle offre au lecteur la garantie de l’authenticité, de la chose vue.
Cette observation réaliste porte ici sur le nombre et la misère des enfants et pousse le lecteur à se demander en quoi ces petits hommes se distinguent des petits animaux.
La première impression qui se dégage du texte est celle d’une masse grouillante d’enfants.
De la première à la dernière phrase l’auteur emploie constamment le pluriel : « les enfants », « ils », « d’autres ».
A aucun moment l’un d’entre eux ne se détache du groupe, en étant, par exemple, désigné par son prénom. Tous les individus sont noyés dans une masse indifférenciée.
De même, pour leurs parents, Marguerite Duras utilise tantôt le pluriel (« les mères »), tantôt le singulier collectif et l’article défini (« le père creusait ») pour décrire une catégorie d’êtres et un destin collectif. Ainsi les parents ne sont pas plus individualisés que leur progéniture.

2. Les stigmates de la misère

Ces enfants portent les stigmates d’une misère qui est, en partie du moins, le corollaire de leur nombre et qui se lit sans la quasi-nudité, la vermine et surtout la faim.
L’absence de vêtement chez les bébés et les enfants et le vêtement rudimentaire (un pagne) et unisexe qu’ils portent à partir de douze ans, l’âge de la puberté, s’expliquent sans doute par la chaleur des pays de mousson, mais surtout par la misère.
L’auteur se contente d’indiquer la matière (« cotonnade »), mais ne note ni couleurs ni formes.
A cette pauvreté durant la vie correspond le dénuement total, semble-t-il, dans la mort : « pas de sépulture », peut-être pas même de linceul.
Les poux sont un autre signe de misère, mais l’auteur ne signale leur présence qu’à travers les précautions d’hygiène destinées à limiter leur prolifération (« on rasait ») et la pratique ordinaire de l’épouillage, indiquant par là que la vermine est inévitable.

3. La faim

Mais la faim relègue la vermine et la nudité au rang de l’accessoire.
Si les nourrissons ne semblent guère en souffrir, les enfants un peu plus âgés en sont, en revanche, les victimes.
L’auteur montre, en effet, qu’ils ne sauraient compter sur l’aide des adultes pour lutter contre elle.
D’abord l’emploi de l’adjectif « éternelle » comme attribut à « faim » est hyperbolique, puisque rien d’humain n’est éternel : il suggère ainsi une famine endémique et renforce l’effet produit par sa place en fin de phrase et par une allitération en f (« enfants » / « affamés »), qui exprime les affres de la faim.
Mais Marguerite Duras justifie l’emploi de « éternelle »en évoquant, toujours dans la même phrase, les vagues successives d’enfants, soumis année après année, génération après génération, à la même tentation (les mangues vertes) et voués à la même mort.
Dans ces deux phrases, un rythme particulièrement lent, souligné par les virgules après les compléments de temps (« chaque année ») et de lieu, renforce le caractère chronique du mal.
Enfin l’absence de toute mention d’une aide quelconque apportée par les adultes signifie que les hommes ne réussissent pas à enrayer ce mal endémique : les indigènes n’arrivent pas à nourrir les enfants qu’ils procréent et les colonisateurs qui manifestent leur dégoût pour le mode d’alimentation des tout-petits (le riz pré-mâché par leur mère) paraissent totalement indifférents à la faim qui tenaille les plus grands.

4. L’animalisation

Aussi le lecteur éprouve-t-il de la peine à se départir du sentiment que ces petits hommes sont traités comme les petits des animaux.
Sans doute l’image « perchés dans les arbres » évoque-t-elle simplement l’un des jeux favoris des enfants.
Mais des mots comme « accrochés » ou « lâchait », loin de suggérer la sollicitude d’une mère, assimilent l’enfant à un fardeau.
L’expression « bouche-à-bouche », volontairement détournée de son sens technique et médical, peut rappeler la manière dont un animal comme le pélican nourrit ses petits : il régurgite les poissons qu’il avait conservés dans son goitre.
Enfin, la réaction du Blanc n’est-elle pas présentée comme celle du « civilisé » devant une coutume d’indigènes qu’il juge à peine dégagés de l’animalité ?
En fait, les parents sont accaparés par leur travail (le père n’enterre son enfant qu’  » en rentrant du travail  » ) ; on devine leur labeur exténuant dans les rizières et pourtant incapable d’assurer leur subsistance.

II. Une vision à la fois pathétique et tragique

1. La tonalité du texte

La tonalité du texte est constamment triste. Même les deux seules manifestations de gaieté, le rire moqueur des mères et le chant des enfants perchés sur les buffles s’éteignent dans un contexte aussi douloureux, le rire parce qu’il raille l’absence de réalisme du Blanc devant la faim (pourvu que l’enfant mange, peu importe la façon ?) et le chant, parce que la gaieté de quelques-uns est opposée à la multitude muette des morts.
Pitoyables produits d’une fécondité que leurs parents n’arrivent pas à maîtriser, les enfants sont promis à la mort. Ce leitmotiv de la mort parcourt toute la deuxième partie de la page et sa composition même montre que la mort en est le seul sujet.
Le mot « mort « apparaît pour la première fois dans la phrase : « Pour essayer plutôt d’en sauver quelques-uns de la mort » et toutes les phrases suivantes contiendront le verbe « mourir » soit à une forme conjuguée (« ils mourraient »), soit au participe (« mort »), soit les deux, soit un synonyme précisant de quelle façon ils meurent (« se noyaient »), soit un euphémisme (« retournaient à la terre »).
Le sentiments de la présence obsédante de la mort est renforcé tantôt par la lourdeur volontaire du style (« il y en avait eu qui avaient eu ») , tantôt par des images horribles, dans la dernière phrase notamment, dont les deux verbes (« s’emplissaient et mouraient étouffés ») grossissent la réalité du sort au point de faire basculer le texte dans le fantastique.
Enfin, même le sort des rares survivants est atroce : ils sont privés de la vue et, dès lors, l’existence misérable qui les attend les mènera inexorablement à la mort.

2. La composition du texte

La composition du texte et même son aspect (un seul paragraphe) imposent l’idée de l’omniprésence de la mort.
Dans une première moitié, l’auteur raconte comment les enfants sont élevés, en mettant l’accent, dans une phrase charnière, sur les méthodes ancestrales utilisées pour assouvir la faim des tout-petits. Puis tout le reste du passage nous montre des enfants qui meurent. Cette structure met en évidence une vérité accablante : les parents ne peuvent élever leurs enfants que pour assister, impuissants, à leur mort.
Enfin, dès l’abord, son aspect fait pressentir une dureté dont la nature se précisera rapidement. Formé d’un seul paragraphe, fort compact, le texte ne laisse entrevoir aucune échappatoire : la mort fauchera la majorité des enfants. Cette omniprésence de la mort donne au lecteur la conviction intime que ces enfants n’atteindront jamais l’âge adolescent. Dépassant le pathétique, le texte suscite alors le sentiment du tragique : contre la fatalité qui s’acharne sur eux à travers les enfants, les hommes sont complètement démunis.

3. L’insensibilité

La mort de leurs enfants ne semble pas affecter les parents. La fréquence des deuils a, en effet, entraîné non seulement la suppression des rites funéraires (« pas de sépulture »), mais aussi de l’expression de la douleur (« on ne pleurait plus »).
La forte mortalité infantile a-t-elle crée une habitude d’insensibilité, comme la répétition de la tournure impersonnelle (« il en mourait tellement ») le suggère ?
En réalité les parents ne peuvent que s’incliner devant une loi naturelle, puisque leurs tentatives pour soustraire leurs enfants à la faim sont restées vaines. C’est ce que laisse entendre l’emploi du style indirect libre.
Par la question : « Qu’est-ce que ces dégoûts-là pouvaient bien représenter dans la plaine ? » les mères jugent ridicule la réaction de dégoût des Blancs. La réponse est également formulée par elles, comme l’indiquent la platitude de l’expression et le recours à la langue parlée : « c’était comme ça qu’on faisait pour… ». Elle oppose à la réaction épidermique des nouveaux venus, les colonisateurs blancs, la tradition séculaire des indigènes et, en détachant la subordonnée de but pour l’isoler entre deux points, l’auteur souligne les efforts des parents pour lutter contre la fatalité : ces moyens dérisoires et ces faibles résultats (« en sauver quelques-uns ») leur permettent du moins de recouvrer leur dignité d’hommes.
Ainsi l’apparente insensibilité des parents masque en réalité leur soumission résignée à la cruauté de la loi naturelle.

4. La nature l’emporte sur l’homme

La nature l’emporte sur l’homme, comme le montre à l’évidence l’énumération des différents auxiliaires de la mort : les éléments (l’eau ou le soleil), les fruits (les mangues vertes) et la vermine.
Cette accumulation produit le sentiment de l’inéluctable : la nature tout entière se ligue contre l’homme pour accomplir une œuvre de mort.
L’insistance avec laquelle M. Duras décrit les ravages causés par l’absorption des mangues vertes ne laisse pas de troubler le lecteur, qui n’a pas eu le temps d’oublier la phrase sur la volonté de soustraire les enfants à la mort : les parents ignorent-ils à quoi s’exposent des enfants qui mangent des fruits verts ou bien n’ont-ils ni la force ni le courage de les en empêcher ? N’ont-ils pas même ces connaissances empiriques que les hommes les plus frustes se transmettent de génération en génération, une fois instruits par l’expérience ?
L’emploi du mot « choléra », évidemment impropre puisque cette maladie contagieuse est provoquée par un bacille, disculpe les parents : un simple dérangement intestinal prend les proportions d’un fléau redoutable chez des enfants victimes de carences alimentaires.

5. La résignation devant l’inévitable

L’auteur peint aussi la résignation devant l’inévitable et l’acceptation de la loi universelle qui lie la vie à la mort, à l’aide de deux séries d’images.
Les unes sont colorées (les mangues vertes), mais la couleur appétissante dissimule un danger mortel que, dans leur ignorance, les enfants ne sauraient soupçonner.
Les autres sont ternes (« la boue », « la terre ») mais « retournaient à la terre » rappelle la parole de la Bible : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière ».
L’image de la boue prend un relief saisissant car cette boue a absorbé tous ces enfants morts : elle est faite de morts.
Pour toutes ces images, l’auteur utilise exclusivement l’imparfait itératif (c’est-à-dire de répétition) : année après année, les mêmes causes entraînent les mêmes effets, une masse de morts.
Enfin, la comparaison entre le sort des enfants et celui des végétaux (les mangues) ou des animaux (les singes) contribue à accentuer le poids de la fatalité : pourquoi l’homme, qui participe de l’animal, échapperait-il à la loi qui régit tous les êtres vivants ?

Conclusion

Marguerite Duras, a construit à partir de la réalité – la mortalité infantile dans la population paysanne d’Indochine -, une vision poétique : ces enfants sont condamnés à la faim et promis à la mort.
Mais la poésie a aussi pour fonction de dévoiler le sens caché des choses : la mort est nécessaire pour que la vie continue.
Cette prose poétique donne ainsi un sentiment aigu du tragique.
De plus, dans cette peinture de l’humanité souffrante, l’auteur a choisi d’adopter le ton neutre du constat, mais cette apparente insensibilité oblige le lecteur à se poser des questions d’ordre historique et métaphysique.
Pourquoi, d’une part, la colonisation, qui était censée apporter le progrès à des populations déshéritées, a-t-elle manqué à sa mission civilisatrice en Indochine ? Pourquoi les Français n’ont-ils pas réussi à sauver ces enfants ?
Pourquoi de l’autre, la mort frappe-t-elle des innocents ? Pourquoi tout a-t-il été refusé à ces enfants-là : les rires et les jeux, la sollicitude des parents, l’apaisement de leur faim ? Pourquoi leur enfance leur a-t-elle été confisquée ?

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