Boris Vian

Vian, L’Écume des jours, Incipit

Texte étudié

Colin terminait sa toilette. Il s’était enveloppé, au sortir du bain, d’une ample serviette de tissu bouclé dont seuls ses jambes et son torse dépassaient. Il prit à l’étagère de verre, le vaporisateur et pulvérisa l’huile fluide et odorante sur ses cheveux clairs. Son peigne d’ambre divisa la masse soyeuse en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricots. Colin reposa le peigne et, s’armant du coupe-ongles, tailla en biseau les coins de ses paupières mates, pour donner du mystère à son regard. Il devait recommencer souvent, car elles repoussaient vite. Il alluma la petite lampe du miroir grossissant et s’en rapprocha pour vérifier l’état de son épiderme. Quelques comédons saillaient aux alentours des ailes du nez. En se voyant si laids dans le miroir grossissant, ils rentrèrent prestement sous la peau et, satisfait, Colin éteignit la lampe. Il détacha la serviette qui lui ceignait les reins et passa l’un des coins entre ses doigts de pied pour absorber les dernières traces d’humidité. Dans la glace, on pouvait voir à qui il ressemblait, le blond qui joue le rôle de Slim dans Hollywood Canteen (1). Sa tête était ronde, ses oreilles petites, son nez droit, son teint doré. Il souriait souvent d’un sourire de bébé, et, à force, cela lui avait fait venir une fossette au menton. Il était assez grand, mince avec de longues jambes, et très gentil. Le nom de Colin lui convenait à peu près. Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons. Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait.

Vian, L’Écume des jours

(1) Hollywood Canteen : film américain de Delmer Danes (1944)

Introduction

Boris Vian (10 mars 1920, Ville-d’Avray, près de Paris – 23 juin 1959, Paris) était un écrivain français, un ingénieur, un inventeur, un poète, un parolier, un chanteur, un critique et un musicien de jazz (plus exactement trompettiste).
Il a également publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, et pris d’autres pseudonymes comme Bison Ravi (anagramme de son nom). Formé à l’École Centrale, puis ingénieur à l’Association française de normalisation (AFNOR), il reçut également le titre de satrape du Collège de ‘Pataphysique.
Il a écrit 11 romans, 4 recueils de poèmes, plusieurs pièces de théâtre, des nouvelles, de nombreuses chroniques musicales (dans la revue Jazz Hot ), des scénarios de films, des centaines de chansons, etc., le tout avec une verve qui lui est propre.
Son roman le plus célèbre est L’Ecume des jours , publié en 1946. Dans ce roman, Colin et Chloé cherchent à vivre intensément leur amour, mais une maladie va emporter prématurément Chloé. Le roman devient le symbole de l’homme face à son destin.
Ce texte constitue l’incipit du roman. Tout en présentant son héros Colin, Boris Vian introduit d’emblée le lecteur dans un monde fait d’humour et d’insolite.

I. Un univers familier

1. Un cadre banal

L’incipit plonge le lecteur dans un cadre banal fait de lieux communs.
Nous découvrons le cadre banal d’une salle de bain avec ses objets usuels : « serviette de tissu bouclé », « étagère de verre », « vaporisateur », « coupe-ongles », « miroir grossissant »
Cette abondance de compléments de détermination révèle un souci de précision, d’exactitude.
L’auteur a recours à une série de gros plans, en relief, comme au cinéma ou dans des tableaux hyper réalistes.
Ce cadre en apparence banal reflète aussi la fascination pour l’Amérique d’après guerre avec son goût du luxe et de la propreté.

2. La cérémonie de la toilette

Le verbe « terminait » est un imparfait insiste à la fois itératif sur le côté itératif et sur la durée de l’action. Il révèle un certain raffinement de la part du héros.
On peut repérer les odeurs (« l’huile odorante ») symbole de sensualité : « ample serviette » « tissu bouclé », révélant son aspect moelleux et confortable.
Boris Vian recourt aussi à des sonorités (hiatus, liquides et fricatives) contribuant à renforcer cette sensualité : « pulvérisa l’huile fluide et odorante ».
La cérémonie de la toilette reprend une chronologie classique dans les gestes : la description descendante part des « cheveux », s’attarde sur le « regard », passe à l’ « épiderme » et s’achève par les « doigts de pied ».
Cette cérémonie connote le narcissisme du héros mais aussi une tendance à la maniaquerie (« passa l’un des coins entre ses doigts de pied pour absorber les dernières traces d’humidité. »). On note que le héros s’adonne à une sorte de fixation sur son corps de jeune adolescent.
Boris Vian se réfère implicitement aux « zazous » de l’époque : cette onomatopée (d’après a-ou de certains chants de jazz) était le nom donné pendant la deuxième guerre mondiale à des jeunes gens passionnés de jazz et à l’élégance tapageuse.

II. La présence de l’insolite

1. Vie des objets

Boris Vian plonge le lecteur dans un univers insolite.
« Il prit à l’étagère de verre » alors que l’on s’attend à l’expression « Il prit sur l’étagère ». Cette préposition « à » induit un rapport de possession, une sorte de rapt comme si le vaporisateur appartenait à l’étagère et que Colin devait s’en emparer par la force.
« Son peigne divisa » : ce verbe connote une action intrinsèque, comme si le peigne était doté d’une volonté propre.
Le miroir est doté lui aussi de pouvoirs magiques, il s’agit d’une sorte de lampe-juge.

2. Vie organique

L’auteur donne une série de précisions saugrenues : « tailla en biseau les coins de ses paupières… car elles repoussaient vite. »
Nous sommes plongés dans un univers décalé où le sang ne coule pas, où la mutilation est esthétique, où la prolifération est reine.
Nous sommes en présence d’une image inversée « souillaient » (terme impudique) « rentrèrent » or ici le sentiment de honte précède celui de la pudeur : Vian personnifie les « comédons » qui, « se voyant si laids dans le miroir grossissant », « rentrèrent prestement sous la peau ».
Nous sommes plongés dans une sorte de conte de fées : tout participe, tout est vivant. Il y a une confusion des règnes, pas de cloisonnement.

3. Pouvoir créateur du langage

Boris Vian se plait à associer des mots, ce qui renvoie à l’association d’idées, de réalités.
Il emploie un vocabulaire précis traduisant son souci de l’exactitude, l’écrivain se montre méticuleux.
Ce vocabulaire est garant de l’authenticité de la comparaison: « longs filets orange » (le mot « filets » fait penser à des sillons alors que la couleur « orange » fait songer à la couleur de l’abricot).
L’huile fait songer à une terre grasse donnant des abricots. De même le peigne évoque la charrue du laboureur envoyant à la fourchette.
Cette surcharge d’images montre que chez Vian chaque mot est appelé par le précédent comme par ricochets.
La métaphore semble absurde au premier abord, mais elle pourrait être plausible.
Ainsi Vian procède-t-il à une redéfinition d’une logique relative : il pose un regard neuf sur les êtres, les choses, les mots. Il décape notre univers par ses mots pour lui donner tout son relief.
Cet univers semble insolite, mais il s’inscrit dans une trame quotidienne : les personnages se meuvent familièrement dans un univers qui est le leur.
Il ne s’agit pas d’une pure fiction, c’est un univers évoquant le nôtre mais ayant des lois propres, différentes, inquiétantes, d’où le pouvoir du langage.
On va retrouver ce côté insolite dans le personnage mis en scène dans cette page.

III. Un personnage étonnant

1. Culture de son corps

On va retrouver un certain nombre de termes de jardinage : les métaphores jardinières sont implicites « pulvérisa », « tailla », « repoussaient », « recommencer ».
L’auteur fait référence au culte du corps mais aussi de manière humoristique au permanent «état des lieux entraînant un défrichage et un désherbage.
Le héros entretient en quelque sorte ses plantations extérieures.
Il se comporte comme un paysagiste de son visage.

2. Un personnage de bande dessinée

Les couleurs employées font penser à un personnage de bande dessinée « orange » « mates » « teint doré ».
Pour décrire son héros, Boris Vian procède à une simplification des lignes qui sont quasi géométriques « tête ronde », « nez droit », « longues jambes minces ».
Cette description fait penser aux techniques surréalistes de collage plan par plan tels que les pratiquèrent Ernst, Miro ou encore Dali.

3. Atemporalité

Les traits du héros font penser à une adolescence prolongée avec un sourire de bébé (« Il souriait souvent d’un sourire de bébé, et, à force, cela lui avait fait venir une fossette au menton. »)
Cette expression fait songer à une vie instinctive la plus naturelle.
La vie semble vécue comme un jeu, sans engagement.
D’ailleurs le nom du héros « Colin » fait écho à Colin-Maillard, un jeu enfantin.
Ainsi Colin apparaît comme un grand enfant maniaque : l’auteur insiste sur « gentil », « douceur », « joyeusement », « bonne humeur » connotant sa candeur et sa naïveté.
L’écho des phrases renvoie à un style primaire, les juxtapositions brèves soulignent la banalité du personnage.

4. Vacuité

Ce n’est qu’un reflet vu dans la glace, un élément du décor.
Il est une métaphore de la création littéraire : c’est le regard de l’auteur qui lui donne vie et le définit au fil des phrases.
Colin est comme un acteur en coulisse se préparant pour le spectacle, en l’occurrence la suite du livre.
On note une fixation sur l’apparence : les termes « miroir » « yeux » sont les symboles du culte de l’apparence.
L’expression « oreilles petites » renvoie au proverbe « les yeux se fient à eux-mêmes, les oreilles se fient à autrui ». Colin n’a pas confiance dans les autres, mais il attache une grande importance à ce que les autres voient et pensent de lui. Il soigne son style.
Une expression clôt le passage : « le reste du temps il dormait », ce qui renvoie à un vide existentiel. L’auteur démystifie aussi le travail en tant que valeur. C’est la maladie de Chloé qui poussera Colin à l’esclavage du travail (lié à la mort). Dans l’incipit, il se présente comme un bourgeois rentier.
L’expression « à peu près » est floue en apparence. En fait, Vian l’emploie à dessein pour rendre ce monde imaginé plus vraisemblable car un monde n’est jamais parfait et c’est parce que ce monde est vraisemblable que l’insolite apparaît.
Cette expression traduit le regard ironique de Vian qui ne se prend pas pour un démiurge.

Conclusion

Cet incipit est tout à fait inhabituel par rapport aux romans classiques.
En effet, il ne comporte aucune référence au passé, aux parents de Colin.
Ainsi Vian affiche son refus de la notion d’histoire alors que les héros de Zola par exemple sont toujours marqués par l’hérédité.
Ce passage entretient aussi une impression de flou social : le personnage est à l’écart de la classe sociale et adulte.
Enfin le héros se caractérise par son absence de psychologie, d’épaisseur. Seuls ses gestes sont évoqués, le héros se définit par rapport aux objets comme dans le Nouveau Roman.
Ainsi il appartient au lecteur de remplir le reflet à sa guise.

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