La Bruyère, Les Caractères, Certains animaux farouches
Introduction
Situation historique / la démarche moraliste
Ces « Caractères » de La Bruyère, rédigés sous le règne de Louis XIV au cœur de la monarchie absolue de Droit Divin, marquent les prémices des Idées dîtes des « Lumières ». Il s’agit d’un des tout premiers auteurs à exposer dans ses œuvres des thèses dissertant sur l’égalité, la justice sociale, au sein d’une société élitiste et profondément contrastée.
« Les Caractères » prennent donc l’aspect de satires sociales : La Bruyère brocarde implicitement ses contemporains, avec humour et ironie. Il analyse, décortique son époque, sur un ton apparemment léger et badin mais qui laisse entrevoir de graves considérations, exprimant des sous-entendus, son indignation face à la situation de la société, dévoilant la face cachée du « Grand Règne » de Louis XIV.
Axe 1 : La présentation des « Caractères » par La Bruyère
1. La forme du texte
« Les Caractères » se présentent sous la forme d’articles, d’alinéas numérotés. Le texte est divisé en paragraphes, des fragments s’attelant chacun à la description d’un caractère, au premier sens su terme c’est-à-dire l’analyse d’une personnalité, d’un comportement. Ces fragments de vie sont chacun numérotés, typographiquement séparés.
Cette présentation, voulue par La Bruyère, confère à son propos un caractère systématique, complet : chaque personnalité est décrite une par une, les uns à la suite des autres, chacun son tour dans ce jeu de massacre littéraire. Ainsi la spécificité de chaque « caractère » est mise en avant : cette présentation typographique permet à l’auteur de s’attarder sur chacun des portraits, en le distinguant des autres.
Cette mise en page démontre alors, grâce à la spécificité de chaque paragraphe, la grande diversité des « Caractères » traités. Aucun portrait n’est strictement identique à un autre, bien que certains présentent des similitudes. Le nombre de paragraphes centrés sur une présentation offre par ailleurs une image, un reflet de la société contemporaine de La Bruyère : diversifiée, inégalitaire, nombreuse et disparate. Il s’agit de la représentation d’une population sans grande unité, d’une société divisée.
2. Une galerie de portraits
On l’a dit, chaque paragraphe constitue la description numérotée d’un individu. Mais il s’agit de portraits implicites : au caractère 124, le nom de la personne est masqué, tandis qu’au paragraphe 129, le titre de « Don Fernand » est vraisemblablement un pseudonyme, comme le suggère l’écriture en italique.
Malgré cela, la description permet de deviner la situation sociale, la condition de ces êtres anonymes. Ainsi, au caractère 124, on connaît son âge, son quotidien, sa maladie : on devine qu’il s’agit d’un bourgeois de l’époque de Louis XIV. Mais dans ce portrait interviennent les sévères jugements de l’auteur, qui prennent la forme d’adjectifs très dépréciatifs : « décharné », « verdâtre ». Le texte est ponctué de nombreuses formes d’ironie, comme « Il plante un jeune bois, et espère qu’en moins de vingt années il lui donnera un beau couvert » (l.5) ou encore : « c’est pour lui seul, il mourra demain.
3. Du moral au social
Par ces descriptions, La Bruyère cerne un type d’humanité à partir d’une manière d’être. Il fait des généralisations, notamment grâce aux métonymies (un pour tous) : la résonance sociale est conduite par la précision. On passe alors du moral au social : le comportement nous donne la situation sociale, ou inversement.
4. La position de l’auteur
La Bruyère est un moraliste : il s’attarde sur la complexité et les tréfonds de l’âme humaine, et disserte sur la société, la politique, les comportements humains.
Du point de vue énonciatif, La Bruyère s’implique peu dans son texte : on ne remarque qu’un seul pronom de la présence « je » qui caractérise le narrateur. Néanmoins, il se pose en observateur : ce « retrait » de La Bruyère laisse place à une observation minutieuse, apparemment impartiale, des caractères et comportements des hommes.
La Bruyère adopte la forme du constat, le ton de l’évidence, lesquels sont caractérisés par l’emploi du présent de vérité générale.
Axe 2 : Critiques à l’égard des puissants
1. Caractères 124-129
La Bruyère critique donc des classes sociales à travers des exemples , lesquels conduisent , de par cette précision , une résonance généralisatrice à toute une classe sociale . Il use d’adjectifs négatifs et péjoratifs : « décharné », « verdâtre », « oisif, ignorant, médisant, fourbe, intempérant, impertinent ».
La critique au fragment 124 se dirige vers une personne masquée, son adresse effacée : on connaît néanmoins son âge, sa situation, son quotidien, sa maladie. Ce portrait, même anonyme, permet de cerner l’individu. Il fait fructifier ses biens, travailler ses gens : il est socialement bourgeois. Le propos acquiert alors une dimension psychologique. Le jugement devient peu à peu plus clair : « il mourra demain ». Le caractère 124 décrit donc un bourgeois , vieux au seuil de la mort , qui s’engage dans toutes sortes de travaux et de projets dans un intérêt purement personnel , sans même être sûr qu’il pourra en profiter un jour .
Le caractère 129 s’attache lui à un noble cruel du pseudonyme de Don Fernand, dont la description offre un aspect particulièrement rebutant du personnage.
A travers ces deux exemples, La Bruyère critique donc deux classes sociales de son temps : la Bourgeoisie et la Noblesse. Mais ces généralisations sont implicites et conduites par la métonymie : critiques et sarcasmes sont voilés ; La Bruyère dénonce un caractère, un type d’humanité cerné à travers une manière d’être.
2. Caractère 130
En revanche, la critique du « noble de Province » donne là une généralisation explicite : il n’y a pas de métonymies et l’auteur attaque clairement, énonce clairement quelle est sa cible. Le jugement est toujours aussi sévère : « inutile à sa patrie, à sa famille et à lui-même ». La Bruyère attaque clairement la bourgeoisie de Province, la critique n’est même pas voilée, la généralisation explicite.
De par ces critiques d’exemples à résonances sociales, le moraliste formule des attaques plus ou moins voilées à l’égard des classes dominantes dans la société.
Axe 3 : Dénonciation de l’ordre social
1. Article 128
Le moraliste s’engage dans la description des conditions d’ «Hommes de l’Etat de Nature ». Ils sont présentés comme des animaux asservis, (« livide » connotant « cadavre »). Qui sont-ils ? La Bruyère ne le dit pas clairement mais avec la phrase « Ils sont des hommes », La Bruyère exprime un décalage entre l’apparence et la réalité : il parle des paysans.
Leur apparence est animale, mais l’auteur leur reconnaît humanité, utilité et mérite. Son propos devient moral, il rappelle leur utilité aux autres, alors qu’ils sont traités comme des animaux. De cette utilité, il tire une conséquence : leur mérite.
2. Article 127
Il s’agit d’une réflexion très générale sur la justice, vue à travers le fait qu’elle est un modèle de répression (cf. énumération au début du fragment). Pour La Bruyère, il faut une violence légale, (proposition incise : « je l’avoue »), laquelle est opposée à une violence « gratuite ». Il y dénonce la férocité de celle-ci, et fait une allusion au principe de l’égalité bafoué : « avec quelle férocité des hommes traitent d’autres hommes ».
Conclusion
« Les Caractères » sont donc une description et une analyse de la société qui dénonce certains comportements (le noble de Province qui ne sert à rien ; les paysans très utiles).
Mais La Bruyère ne propose aucun changement à la société, il s’agit juste d’un point de vue moral. Il reste sur la dénonciation sans proposition de transition et reste à un stade d’une argumentation quelque peu inachevée.
On peut également douter de son influence : La Bruyère s’adresse à la « bonne société » ; une bonne partie de ses cibles ou de ceux qu’il défend ne seront pas ses lecteurs.