Verlaine, Jadis et Naguère, Vendanges
Poème étudié
Les choses qui chantent dans la tête
Alors que la mémoire est absente,
Écoutez, c’est notre sang qui chante…
O musique lointaine et discrète !
Écoutez ! C’est notre sang qui pleure
Alors que notre âme s’est enfuie,
D’une voix jusqu’alors inouïe
Et qui va se taire tout à l’heure.
Frère du sang de la vigne rose,
Frère du vin de la veine noire,
O vin, ô sang, c’est l’apothéose !
Chantez, pleurez ! Chassez la mémoire
Et chassez l’âme, et jusqu’aux ténèbres
Magnétisez nos pauvres vertèbres.
Verlaine, Jadis et Naguère
Synthèse
On assiste, dans ce poème, à un combat contre la mémoire.
I. Vivre l’instant présent
a. La vie avec deux thèmes : bonheur (chanter) / malheur (pleurer). Dès le premier examen, on remarque que les contraires coexistent.
b. Vivre l’instant présent : être à l’écoute de son propre corps, représenté ici par la tête, le sang, les vertèbres. Première ligne : tête ; dernière ligne : vertèbre. Le sang est, dans l’imaginaire du poète, lié au vin.
c. Résultat du cheminement annoncé : apothéose, autre forme de l’ivresse, et cela par l’intermédiaire du sang. Cette ivresse est décrite en termes religieux et d’autre part, à l’aide de connotations musicales (ex : apothéose, chanter x 3, musique, voix, écouter x 2, se taire)
II. A la recherche de l’oubli
a. Cette recherche de l’oubli se fait sous le signe de l’intensité de la volonté du poète. Cela se voit dans la structure même du poème, structure apparemment circulaire (retour au début) mais, en fait, il y a eu transformation et non retour (apothéose).
b. Cette intensité est mise au service de l’oubli, la perte de la mémoire, de sa propre identité.
c. Le point d’aboutissement est l’apothéose, état très ambiguë, divin, d’ivresse divine mais perte de son être profond, de son identité, de son âme. Ce sentiment est présent tout le long du poème, les contraires (vin et sang, par exemple) deviennent frères.
Ce poème est issu du recueil Jadis et Naguère, 1885, date à laquelle le divorce entre Verlaine et sa femme est prononcé. Il se livre à des semaines de vagabondage et fait même sept semaines de prison. C‘est un recueil de poèmes écrits à diverses périodes et très structuré. « Jadis » et « naguère » sont deux termes synonymes.
A Georges Rall : directeur d’une revue littéraire (Lutèce)
Ce poème figurait déjà dans un autre recueil de Verlaine, sous le titre « Automne ».
Automne : feuilles mortes, mélancolie, fin de l’été
Vendanges : vivant, travail humain, vin, fête
Deux connotations différentes : mélancolie/vie (automne/vendanges)
Le poème est composé de deux quatrains et deux tercets en hendécasyllabes (neuf syllabes).
1er quatrain : rimes embrassées, suffisantes
2ème quatrain : rimes embrassées, riches et pauvres
Tercets : 2 rimes croisées et une plate, suffisantes et riches
Les choses qui chantent dans la tête ne sont pas les souvenirs car la mémoire est absente.
Choses : vague
Qui chantent : personnification des choses, voix harmonieuse, elles chantent comme le poète, connotation positive de joie
Dans la tête : physique, corps
Le deuxième vers nous interdit d’interpréter ces choses comme des souvenirs.
Alors que : contraste, opposition
Absente : absence de ce qui fait que le passé peut être présent, la joie est présente lorsque la mémoire est absente, la mémoire est négative
Les deux premiers vers laissent une phrase en suspend.
Écoutez : impératif destiné au lecteur, qui écoute le poème
C’est notre sang qui chante : explication du premier vers
Notre : le lecteur est inclus dans le poème
C’est : met en valeur le sang
Le sang qui chante : personnification
Chantent, absente, chante,… : « ente »
… : taisons-nous, silence, la musique est lointaine et discrète
Musique : chante
O : invocation, lyrisme
Lointaine, discrète : ne s’impose pas
Écoutez : répétition, anaphore (répétition en début de vers ou phrase)
Pleure : évolution depuis le vers 3 (chanter/pleurer)
Alors que : anaphore, parallélisme de construction entre les vers 2 et 6
S’est enfuie : peut-être que l’âme est absente et la mémoire s’est enfuie
Âme : connotation morale, esprit, conscience
S’enfuir : départ volontaire
Voix : voix du sang
Inouïe : que l’on n’a jamais entendu jusqu’alors
Et qui va se taire : urgence à l’écouter, personnification du sang, mourir, évolution (chanter/pleurer/se taire)
1ère strophe : tonalité positive (chante, musique)
2ème strophe : tonalité négative (pleurer, s’enfuir, se taire)
Il y a une volonté de ne pas se souvenir.
Tout à l’heure : futur
Le passé et le futur sont connotés négativement, il reste donc le présent.
C’est : seul verbe, verbe d’état (substantifs et adjectifs)
Parallélisme entre les vers 9 et 10 : choses semblables (frère du, de la, adjectif, couleur, etc.…)
Vin et sang : frères jumeaux, tous deux liquides rouges, les deux peuvent être associés à la vie
Rouge : violence
Sang : veine noire
Vin : veine rose
Frère… : anaphore
O vin, ô sang : récapitulation des vers 9 et 10
C’est : le vin et le sang
Théos : Dieu
Apothéose : la déification des empereurs romains après leur mort (sens ancien)
Sens commun : glorification, triomphe, apogée
Cette troisième strophe est religieusement connotée (communion entre le vin et le sang, vin et sang du Christ).
C’est l’apothéose : c’est le summum, le point culminant (du chant dans la tête)
Chantez, pleurez : reprise à l’impératif des verbes déjà cités, s’adresse aux choses qui chantent dans la tête, le sang
L’ivresse est permise par l’absence de l’âme, seul le corps est présent.
Chassez : 3e impératif, verbe d’action, action volontariste
Il y a une identité entre la mémoire et l’homme.
Vertèbres : os, terme étrange dans un poème, dernière partie du corps en décomposition
Pauvres : pauvre de nous, les vertèbres
Magnétisez : aimantez, champ magnétique, faire bouger nos pauvres vertèbres
Jusqu’aux ténèbres : jusqu’à la mort
Opposition : éloigner l’âme/ramener le corps