Aragon, La Rose et le Réséda
Poème étudié
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
Tous deux adoraient la belle prisonnière des soldats
Lequel montait à l’échelle et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
Qu’importe comment s’appelle cette clarté sur leur pas
Que l’un fut de la chapelle et l’autre s’y dérobât
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu’elle vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles au coeur du commun combat
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
Du haut de la citadelle la sentinelle tira
Par deux fois et l’un chancelle l’autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
Ils sont en prison Lequel a le plus triste grabat
Lequel plus que l’autre gèle lequel préfère les rats
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
Un rebelle est un rebelle deux sanglots font un seul glas
Et quand vient l’aube cruelle passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
Répétant le nom de celle qu’aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
Il coule, il coule, il se mêle à la terre qu’il aima
Pour qu’à la saison nouvelle mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas
L’un court et l’autre a des ailes de Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle le double amour qui brûla
L’alouette et l’hirondelle la rose et le réséda
Aragon, La rose et le réséda
Introduction
Louis Aragon (1897-1982) est une figure majeure du surréalisme. Après avoir participé à la « drôle de guerre », dès la fin août 1940, Aragon part avec sa compagne Elsa Triolet pour la zone Sud où il noue des contacts en vue d’organiser la Résistance. Voulant combattre l’invasion culturelle allemande, il publie clandestinement des poèmes qui unissent en une même exaltation Elsa et la France opprimée (Le Crève-Cœur, 1941 ; Les Yeux d’Elsa, 1942 ; Le Musée Grévin, 1943 ; La Diane française, 1944).
En août 1941, l’officier de marine gaulliste et catholique Honoré d’Estienne d’Orves est passé par les armes. En octobre, Guy Moquet, jeune communiste, est exécuté à Chateaubriant, en Bretagne. En décembre, le député communiste Gabriel Péri est fusillé. En juillet 42, le Résistant catholique Gilbert Dru subit le même sort.
Ainsi il publia à Marseille, sous son vrai nom (ensuite, il signa François Lacolère) dans le journal Le Mot d’Ordre, « La rose et le réséda », poème où il rend hommage à ces quatre Résistants auxquels il dédie ce poème, qui fut d’abord publié clandestinement en 1942.
Dans ce poème qui eut un retentissement énorme, Louis Aragon utilise la forme et un thème de la chanson populaire pour glorifier la Résistance et pour prôner, à l’intérieur de celle-ci, l’union des catholiques et des communistes.
I. Une chanson populaire
1. Refrain et couplets
La simplicité de l’organisation du poème le rapproche d’une chanson populaire.
Les vers sont courts (heptasyllabes), il n’y a que deux rimes (« el[le] » et « -a » qui, d’ailleurs, n’est qu’une assonance).
Même s’il n’ y a pas de blancs entre les vers, ceux-ci s’organisent presque en strophes : en effet, on peut dire qu’on a des distiques constitués par le refrain : « Celui qui croyait au ciel/ Celui qui n’y croyait pas » et qu’entre les distiques, on a des quatrains où les rimes sont croisées.
A la fin du poème, huit vers se suivent sans être coupés par le refrain ; ils constituent une sorte d’ »envoi », comme dans les poèmes médiévaux.
2. La belle et ses amants
« La rose et le réséda » prend une forme narrative.
Les protagonistes sont une « belle » ayant deux prétendants qui l’ »adoraient ».
La belle est « Prisonnière des soldats » ; ses amants essaient de la délivrer, mais ils sont faits aussi prisonniers, puis exécutés.
Les temps des verbes sont ceux du récit : imparfait du bonheur passé (adoraient »), passés simples (« La sentinelle tira ») et, surtout, présent de narration (« Ils sont en prison », « leur sang rouge ruisselle », etc) du drame.
Cette histoire est, apparemment, intemporelle, elle évoque une France exclusivement rurale : « blés », « raisin muscat », « framboise ou mirabelle », « grillon », « alouette », « hirondelle » et, bien sûr, « rose et réséda ».
Cette histoire, par sa simplicité, son pathétique et ses références à la campagne éternelle fait penser à une innocente chanson d’autrefois.
D’ailleurs la censure allemande ne saisit pas la portée symbolique du poème.
II. Un poème de la Résistance
1. L’amour de la patrie
De manière habituelle dans les textes patriotiques, la France (qui peut-être reconnue par le vers « De Bretagne ou du Jura ») est présentée comme une femme.
Il s’agit d’une personnification ; si Aragon avait pu écrire le mot « France » (qui aurait rendu la signification du poème trop explicite), on aurait parlé d’allégorie.
Cette femme fait naître un amour durable : ses prétendants l’ »adoraient », ils « étaient fidèles », « aucun des deux ne [la] trompa ».
Pour elle, il vaut la peine de se sacrifier, de connaître les conditions pénibles de l’incarcération : « triste grabat », froid et « rats », et de mourir.
L’important est « qu’elle/ Vive » (le rejet du verbe met en valeur la nécessité de la permanence de la France).
2. Les allusions presque transparentes à la Résistance
Certains mots évoquent de manière presque explicite la Résistance : les amants sont « Au cœur d’un […] combat », chacun est « un rebelle ».
La collectivité n’est pas absente du poème, les résistants ne sont pas isolés puisque la certitude de leur exécution fait pleurer le pays entier représenté par la première personne du pluriel de la métaphore : « Nos sanglots font un seul glas » (la paronomase entre les syllabes « -glots » et « glas » insiste sur l’union dans la douleur).
A la suite de ces allusions presque transparentes à la Résistance, on lit : « Et leur sang rouge ruisselle […] / Pour qu’à la saison nouvelle/ Mûrisse un raisin muscat » et on interprète l’apparition du futur (« Le grillon chantera ») comme des messages d’espoir : la France renaîtra.
III. L’union des catholiques et des communistes
1. La rose et le réséda
Aragon, fidèle à la politique du Parti communiste français en 1942, prône l’union des catholiques et des communistes en bâtissant son refrain sur le parallélisme qui nie la différence.
Les contraires s’allient dans un « combat commun », comme le montrent les parallélismes « l’un l’autre », « lequel lequel », les répétitions de « deux », de « même ».
Il emploie aussi des symboles qui associent les catholiques et les communistes, comme celui qui fournit le titre et le dernier vers du poème : deux fleurs que rapproche la paronomase entre les débuts de mots qui les désignent (« ros » et « rés »).
Aragon fait discrètement allusion aux difficultés que soulève cette union entre représentants d’idéologies différentes, quand il écrit : « Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat / Qui songe à ses querelles ».
2. La nécessité de l’union de tout un pays
Aragon ne s’adresse pas seulement aux catholiques et aux communistes ; d’ailleurs, le deuxième vers du refrain : « Celui qui n’y croyait pas » englobe un groupe plus large que celui des communistes.
La fin du poème multiplie les symboles de la différence niée au profit de la patrie : « framboise ou mirabelle », « flûte ou violoncelle » et « L’alouette et l’hirondelle ».
Cet élargissement recompose le corps entier de la patrie pour le moment morcelé par l’occupation allemande.
Conclusion
Quand Aragon republia en 1945 « La rose et le réséda » dans La Diane française, il dédia le poème « A Gabriel Péri et d’Estienne d’Orves comme à Guy Môquet et Gilbert Dru ».
Môquet, communiste, et Dru, catholique, tombèrent aussi sous les balles des Allemands.
Le poème est resté célèbre après la guerre : ainsi, il fut lu dans la cour des Invalides pour le 20 ème anniversaire de la Libération.
Benjamin Péret, ancien ami d’Aragon du temps où ce dernier était surréaliste, publia en 1944 Le Déshonneur des poètes où, sans être du côté des Allemands, il refusait à la poésie le droit de s’engager.
On peut penser qu’Aragon, par des textes tels que « la rose et le réséda », honora, au contraire, la poésie.
D’ailleurs, il ne s’agit pas que d’un texte de circonstance, mais d’un rappel à toute résistance devant le mal collectif.