Apollinaire, Alcools, Automne malade
Poème étudié
Automne malade et adoré
Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies
Quand il aura neigé
Dans les vergers
Pauvre automne
Meurs en blancheur et en richesse
De neige et de fruits mûrs
Au fond du ciel
Des éperviers planent
Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines
Qui n’ont jamais aimé
Aux lisières lointaines
Les cerfs ont bramé
Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs
Les fruits tombant sans qu’on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille
Les feuilles
Qu’on foule
Un train
Qui roule
La vie
S’écoule
Guillaume Apollinaire (1880 -1918), Alcools (1913)
Introduction
Guillaume Apollinaire (1880-1918) est initialement marqué par le symbolisme. Intéressé par tous les mouvements artistiques d’avant-garde, il deviendra l’un des précurseurs de l’art et de la poésie modernes
En 1901, Apollinaire est précepteur en Allemagne. Il voyage à travers ce pays. A cette époque, il est déjà fasciné par les légendes et la terre allemande, ce qui lui permet « d’enraciner », de donner une localisation à ces légendes (description de paysages concrets). Le recueil d’Alcools fait date dans l’histoire de la poésie moderne. On y est loin de l’art sophistiqué de Mallarmé et ses brouillards symbolistes : tout y est au contraire jeune, dynamique, désinvolte même, tout y est surprise.
L’automne est une saison mentale chère à Apollinaire : on retrouve le thème de l’automne dans « Rhénane d’automne », « Les Colchiques », « Automne » ou encore « Vendémiaire ».
« Automne malade » n’est sans doute pas le poème le plus représentatif du recueil, mais on y perçoit ce qui fait l’originalité attachante d’Apollinaire qui, grâce au choix de ses images, au jeu des rythmes et des sonorités, nous fait accéder, à partir de thèmes lyriques traditionnels, à l’univers unique et ouaté de sa mélancolie. Nous tenterons de voir comment Apollinaire mêle dans ce texte la tradition et la modernité.
I. Des thèmes traditionnels
1. L’automne, un thème lyrique
Le thème de l’automne, de l’agonie de la nature n’est pas nouveau : il a été exploité par de nombreux poètes lyriques avant Apollinaire.
Aussi est-ce tout naturellement qu’il s’y attache, lui qui a aimé Ronsard et qui doit tant à Verlaine.
L’imminence de la mort, suggérée dès le début par les vers 1 et 2 : « Automne malade…Tu mourras », est plus bouleversante, plus pathétique que la mort elle-même.
C’est aux yeux du poète un moment privilégié pour l’âme désenchantée qui se complaît à envisager la mort qui vient : « Automne malade et adoré ».
Le parfum des fruits trop mûrs rappelle encore les richesses de cette saison d’abondance en même temps qu’il annonce la pourriture irréversible ; « les éperviers planent » guettant leurs victimes pas encore offertes.
Les animaux ont déjà pressenti l’angoisse de l’hiver. Le poète s’arrête sur une scène classique, banal en automne : « Les cerfs ont bramé ». Le passé composé souligne le caractère révolu de leur chant d’amour rauque. Les assonances en [è] et [é] (« Aux lisières lointaines / Les cerfs ont bramé ») joue le rôle d’une harmonie imitative suggérant cette longue plainte des cerfs. Ces deux vers, correspondant à la 3ème strophe très brève du poème, constituent une sorte de ponctuation du poème.
Toute la nature est en attente, attente triste d’un destin inéluctable : « Le vent et les forêts…pleurent… ». Le poète reprend tous les thèmes des strophes précédentes et suggère une sorte d’harmonie dans la douleur qui séduit le poète.
2. L’attente du poète
Cette attente est aussi celle du poète.
L’étroite harmonie qui s’établit entre la saison en pleurs et son propre état d’âme, suggérée depuis le début du poème, devient évidente dans la dernière strophe.
Le « Et » qui ouvre le vers 14 montre que le poète ne peut s’empêcher d’avouer ouvertement et passionnément son amour pour l’automne : « Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs ». L’emploi du vocatif « ô » et la répétition du verbe épouse étroitement l’élan irrésistible du cœur, avec ce qu’il peut avoir d’un peu trop éloquent parce que trop passionné. Le poète revient au registre lyrique de la déclaration d’amour.
Mais ce transport ne dure pas et la strophe s’achève sur un refrain désabusé mais presque serein : tel ce train insolite (« un train qui roule ») dont la course est comme l’image « civilisée » de celle de la nature qui suit son cycle toujours recommencé.
La fuite du temps s’impose au poète et avec elle la certitude terrible mais résignée de l’irréversibilité du destin : « La vie s’écoule ».
II. Une poésie originale
1. Un poème en vers libres
Aucune composition artificielle, aucune rhétorique dans ce poème en vers libres où l’absence de ponctuation met en évidence la valeur fondamentale du rythme, son pouvoir de suggestion.
Le poème est composé de quatre strophes très différentes qui correspondent en somme à quatre actes qui scandent le poème.
Il s’en dégage au contraire une impression de spontanéité que le clin d’œil des savantes « nixes » ne vient guère troubler. Ces nymphes des eaux dans la mythologie germanique confirment la menace par des signes indiscutables : elles ont des « cheveux verts » (c’est la couleur de la malédiction, elles annoncent la mort), elles sont « naines » (cette caractérisation est réductrice et les connote négativement) et elles n’ont « jamais aimé ». Commencé avant Alcools, ce poème date de l’époque de son séjour en Rhénanie, d’où la référence à ces nymphes de la mythologie germanique.
L’emploi du terme « nixettes » est un terme diminutif connotant leur naïveté, leur simplicité d’esprit. L’hiver annonce en quelque sorte le désespoir amoureux. L’univers se fane et se rétrécit à l’approche de l’hiver.
Spontanéité, émotion contenue ou épanchée s’expriment à travers la diversité des rythmes, le choix du vocabulaire et des sonorités. Il s’agit bien ici du lyrisme le plus intime.
2. L’évocation d’une saison malade
Apollinaire ne fait pas de concession au pittoresque qui est des plus discret.
Les flamboyantes couleurs de l’automne ne le retiennent pas : il ne s’attache qu’aux signes qui, en cette saison, sont annonciateurs de l’hiver, de la mort.
L’automne est présentée comme une saison pitoyable et malade, dont la récente abondance est déjà révolue : les fruits tombent sans qu’on les cueille et « vergers » rime avec « neigé »… Les rumeurs, les fruits tombant, le vent et la forêt qui pleurent insistent sur les sonorités auditives sont la perception privilégiée dans cette strophe et sont peut-être plus parlantes que les images.
De « malade et adoré » (vers 1) Apollinaire passe à « pauvre automne » (vers 5) : la tonalité est pathétique et exprime la compassion du poète qui d’ailleurs tutoie cette saison de prédilection « Tu mourras », « Meurs ».
L’hiver est présent déjà dans le futur de certitude du 2ème vers, implacable : « Tu mourras » dont la position forte, accusée par la rupture du rythme qui l’isole en tête de ce très long vers, est la même que celle de l’impératif de la deuxième strophe : « Meurs en blancheur ». La blancheur prend ici une connotation de linceul : l’hiver, saison de la mort, ne va pas venir, il est déjà là.
La dominante « blanche » est surprenante dans une évocation de l’automne. « Blancheur » et « richesse », « neige » et « fruits mûrs » se con fondent grâce à la conjonction « et » qui les met sur le même plan ; mais c’est la neige qui occupe la première place. C’est ainsi que le poète suggère le paradoxe de l’automne : la mort vient au moment le plus beau.
La neige ne va sans la neige dont la violence tourbillonnante et destructrice est suggérée par le rythme de l’alexandrin qui constitue l’hémistiche du second vers. Après une longue coupure, le vers s’enfle comme une rafale de vent et se prolonge à perdre haleine, tandis que la récurrence des sonorités en « an » traduisent à travers l’harmonie imitative la menace de la tempête (« Quand l’ouragan… dans »), les allitérations en « r » (l’ouragan soufflera…roseraies ») et la musique elle-même du mot « soufflera » complètent l’impression de l’ensemble : « Tu mourras/ quand l’ouragan soufflera dans les roseraies ».
L’automne, véritable saison mentale chère au poète, même s’il annonce l’arrivée imminente de l’hiver.
III. Des mouvements contraires
1. Des accents de violence
On a l’impression que le poète se complaît à évoquer la menace imminente et surtout implacable de l’hiver sur l’automne à « qui » il s’adresse comme à une personne très chère, et que ce mal aimé attend en quelque sorte que les « éperviers », planant sur tout ce qui est vivant et fécond, fondent sur leurs proies.
Ces « nixes », être difformes et laids venus d’on ne sait quel monde inquiétant et qui symbolisent la femme incapable d’amour mais qu’on ne peut s’empêcher d’aimer. Il y a toute la nostalgie du monde dans ce vers régulier : il est urgent d’aimer car l’automne laisse déjà place à l’hiver. Les « nixes nicettes qui n’ont jamais aimé » sont le symbole du désespoir amoureux.
Les accents de ce vers sont d’autant plus pathétiques qu’il vient juste après un vers hypertrophié, aux sonorités sifflantes, au rythme sec et heurté grâce aux monosyllabes, chaotique et essoufflé enfin avec ce brusque arrêt avant les deux derniers pieds : « Sur les nixes nicettes aux cheveux verts / et naines / Qui n’ont jamais aimé ».
2. L’apaisement final
Ces accents de violence ne donnent tout de même pas le ton du poème. L’œil intérieur perdu vers ces « lisières lointaines » dont le pluriel recule encore les limites, le poète a vite fait d’épancher son cœur trop plein d’amour sur cette nature consolante et sympathisante, plus mélancolique que désespérée.
Il le fait dans les dix derniers vers dont le premier groupe se développe sur un rythme large et régulier malgré la diversité des pieds. Le poème s’éteint petit à petit comme la vie.
Leur musique assourdie, la discrète personnification de la nature, l’équilibre instable du dernier vers, image de ce moment fragile où la larme perle au bord de la paupière et reste en suspens avant de se laisser aller, tout concourt à nous suggérer une intimité complice entre la nature et le poète et aussi une tristesse profonde mais que l’épanchement a déjà apaisée.
Les assonances en « ou » (« foule », « roule », s’écoule ») et les allitérations en [k], [r], [s] : « qu‘on foule / Un train / Qui roule / La vie / Qui s’écoule »
C’est ainsi qu’à travers le jeu des rythmes et des sonorités, on sent le flux et le reflux qui animent l’état d’âme du poète, mouvement contradictoires de désespoir et de résignation. Le temps qui passe conduit invariablement à la mort. La disparition typographique correspond à une sorte d’endormissement, de mise en hibernation des sens. Le poème s’éteint petit à petit comme la vie.
Résignation finale surtout dans les six derniers vers dont le rythme à la régularité de pas progressant paisiblement et dont les sonorités voilées communiquent une mélancolie presque sereine.
L’apaisement revient avec les deux derniers vers qui se réduisent à six pieds et enfin à quatre, mouvement décroissant qui va de pair avec les sonorités moelleuses de « neige » et « verger » contrastant avec la fulgurance bruyante de la tempête.
Le mouvement est inverse dans la seconde strophe où la calme douceur du début contraste avec la violence de l’avant dernier vers.
Conclusion
A travers ce poème descriptif, Apollinaire établit le constat d’un automne transitoire au cours duquel la vie est menacée à cause de l’arrivée prochaine de la vie.
Sans doute les thèmes auxquels s’est attaché Guillaume Apollinaire ne sont-ils pas très originaux ; sans doute y retrouve-t-on des échos de la fantaisie poétique de Verlaine et même le « feuille à feuille » de Ronsard.
Mais l’art profond du poète reste unique par ce jeu de l’amour et de la mélancolie, de la délectation et de la tristesse qu’il exprime avec tant de bonheur à travers la diversité des rythmes, l’harmonie des sonorités et la discrétion des images. Il s’agit donc aussi d’un poème lyrique pour dire l’écho que le poète trouve dans cette saison des amours irréalisées. Apollinaire trouve en cette saison mentale un écho tout personnel qui le motive.
L’irrégularité du poème, l’importance de la typographie annoncent les audaces de Calligrammes et toutes les fantaisies de la poésie contemporaine.