Charles Juliet

Juliet, Lambeaux, L’école et l’église

Étude comparative de deux extraits

Extrait N° 1 : l’école

Un homme doux, bourru, méditatif, aux yeux pâles, bons et malicieux, cerclés de petites lunettes rondes. Avec une ample barbe grise, une épaisse tignasse blanche, aux longues mèches rebelles, qui lui tombent sur le front, et qu’à tout moment, d’un geste machinal, il repousse en arrière. Il te paraît ineffablement vieux. Les matins d’hiver, il prend sa chaise et vient s’installer près du poêle. Aussitôt vous l’imitez, vous disposant en cercle, genoux contre genoux. Le poêle ronfle, le bois qui brûle sent bon, tu peux voir par la fenêtre les fines branches nues des bouleaux osciller dans le vent, et tu t’abandonnes à cette quiétude, t’enivres du bien-être qui naît de cette chaleur et cette intimité. Il s’exprime avec lenteur, d’une voix grave et basse, attentif à ce qu’il lit sur vos visages. Tu l’écoutes avec une concentration si totale que ses paroles se gravent dans ta mémoire, et que la leçon qu’il fait, tu n’auras pas à l’apprendre. Combien tu aimes l’école ! Chaque fois que tu pousses la petite porte de fer et t’avances dans la cour, tu pénètres dans un autre monde, deviens une autre petite fille, et instantanément, tu oublies tout du village et de la ferme. Ce qui constitue ton univers – le maître, les cahiers et les livres, le tableau noir, l’odeur de la craie, les cartes de géographie, ton plumier et ton cartable, cette blouse noire trop longue que tu ne portes que les jours de classe – tu le vénères. Et la veille des grandes vacances, alors que les autres, au comble de l’excitation, crient, chantent et chahutent, tu quittes l’école en pleurant. Les deux dernières années, quand venait ton tour d’être interrogée, il renonçait à vérifier si tu savais ta leçon, t’attribuant d’office la meilleure note. Ton sérieux, ta maturité et ta soif d’apprendre l’avaient impressionné, et bien qu’il ne t’eût jamais rien dit de ce qu’il pensait de toi, tu sentais qu’il te voyait comme un petit phénomène et te tenait en particulière estime. Un jour, bien plus tard, alors que prise de nostalgie, tu revivais les heures avides et enchantées que tu avais connues là, dans cette petite salle de classe, à littéralement boire ses paroles, tu oses t’avouer que tu avais fini par le considérer comme un père. Un père que tu as aimé ainsi qu’on aime à cet âge, d’un amour entier, violent, absolu. La veille des vacances, tu quittais l’école en pleurant, moquée de tes camarades.

Juliet, Lambeaux (pages 16-17)

Extrait N° 2 : l’église

Devant la cheminée, jambes offertes au feu qui flambe, tu lis les Psaumes lorsqu’une irrésistible impulsion te saisit et te pousse à te rendre à l’église, moins assister à la messe que pour écouter le sermon.

Sois attentif à ma clameur
je suis au fond de la misère…
Viens vite, réponds-moi,
je suis à bout de souffle…

Tu es toute vibrante de ces mots qui continuent de retentir en toi, et c’est avec une ferveur avide que tu t’apprêtes à recevoir cette méditation qu’une parole de l’Évangile a dû lui inspirer.

Tu voudrais que quelqu’un t’aide à débrouiller ces pensées confuses que tu ressasses. T’aide à répondre à ces questions qui se font de plus en plus pressantes et t’empêchent d’éprouver une nécessaire joie de vivre. Tant d’énigmes auxquelles on ne peut échapper et qui pèsent, nous sont un vrai fardeau.

Pourquoi es-tu née ici ? Dans cette famille ? Quand vas-tu mourir ? Pourquoi le père n’est-il jamais capable d’un mot gentil ? Le destin te permettra-t-il de toujours veiller sur tes jeunes sœurs ? Que te réservent les années qui viennent ? Quel caractère aura l’homme qui deviendra ton époux ? Parlera-t-il aussi peu que le père ? Si Dieu existe, pourquoi permet-il qu’il y ait la solitude, la maladie, la mort ? Est-il possible qu’il se préoccupe à chaque instant de chacun des humains qui peuplent la terre ? Pourquoi tient-il à nous faire renaître après la mort s’il tolère que cette vie ne nous apporte le plus souvent que déceptions, tristesse, amertume ? Et puisqu’il sait ce que son fils a enduré, pourquoi n’a-t-il pas pris des mesures pour faire en sorte que nous n’ayons jamais à souffrir ?

Les larges traînées d’humidité sur les murs. Tu frissonnes. Le silence rompu par les toux. Des femmes en noir, bras croisées, tassées sur leur banc, la tête enfoncée sur les épaules. Derrière-toi, debout, quelques hommes. Une pesante atmosphère d’ennui, de vie figée, qui sourdement te pénètre, fait tomber ta ferveur.

Les marches de bois vermoulu craquent quand il monte en chaire. Les cheveux blancs, les joues creuses, un regard éteint. Qu’a-t-il compris ? Que sait-il ? Saurait-il répondre à certaines questions qui te taraudent ? Aller un jour frapper à sa porte. Mais à quoi bon ? Ces cloisons invisibles qui rendent impossible toute rencontre.

Il garde quelques secondes le silence, approche une feuille près de son visage, puis commence à lire d’une voix terne et étouffée : Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive…

Se renier soi-même. Tu t’interroges sur la signification de ces mots que tu as du mal à comprendre. Mais il explique. Il faut s’oublier, ne pas penser à soi. Il faut quitter sa maison et partir pour vivre une vie plus haute que celle que nous menons habituellement, englués que nous sommes dans le quotidien. Déjà tu n’écoutes plus. Partir, partir …

Juliet, Lambeaux (pages 37-39)

Introduction

Né le 30 septembre 1934, Charles JULIET est placé, à l’âge de trois mois, dans une famille de paysans suisses. En 1946, il entre à L’école militaire préparatoire d’Aix-en-Provence qu’il quitte en 1954 pour entrer à l’École de Santé Militaire de Lyon. En 1957, il abandonne ses études de médecine pour se consacrer entièrement à l’écriture. Le premier tome de son Journal paraît en 1978.

Lambeaux, publié par Charles JULIET en 1995, est une œuvre autobiographique très poignante. Grâce aux témoignages des sœurs de sa mère biologique, il a pu retracer la vie et sa souffrance de cette mère qu’il n’a jamais connu. Sa vie n’a été qu’un malheur et s’est terminée tragiquement dans un asile, où elle est morte de faim à l’époque du régime de Vichy.

Pour Charles JULIET, l’écriture, entre autre celle de Lambeaux, lui sert de thérapie. Le titre de l’œuvre Lambeaux évoque la déchirure ou encore un fragment. L’écriture a pour vocation de permettre à l’écrivain de retrouver l’unicité de son être en reconstituant les « lambeaux » ou fragments de sa vie. Mais sa démarche n’est pas égoïste : Lambeaux est aussi un livre d’espoir pour les personnes qui, comme lui, ont souffert de ne pas avoir pu connaître leurs parents biologiques et qui en souffrent.

Les deux extraits que nous allons comparer sont extraits de la première partie consacrée à la vie de la mère naturelle de Charles JULIET. Les deux passages présentent deux lieux clos très importants dans la structure communautaire du village : l’école et l’église. Dans chacun de ces lieux officie un représentant bien particulier : d’un côté l’instituteur, de l’autre le curé. Représentants des institutions, on peut admettre qu’à l’inverse des paysans, hommes rudes à l’éducation rudimentaire, ils sont les seuls représentants d’un savoir ; savoir auquel semble aspirer la petite fille et qui pourrait la guider vers une forme de liberté qu’elle ne trouve pas auprès des siens. Chaque extrait propose une brève description des lieux ; des hommes et s’attarde sur l’effet que ces deux hommes provoquent sur la jeune fille. En comparant les deux extraits, nous relèverons une similitude de construction. Mais nous verrons que l’étude comparative de ces deux passages révèle aussi de multiples oppositions entre les deux univers.

I. Deux figures antithétiques

Les portraits des deux hommes s’opposent entièrement. Bien qu’ils incarnent tous deux le savoir aux yeux de l’enfant, ils ne sont pas dotés du même charisme.

1. L’instituteur

Il est présenté à l’aide de caractérisations mélioratives.
L’homme est présenté comme un être « doux », « aux yeux bleu pâle, bons et malicieux », avec une « ample tignasse blanche » de « longues mèches rebelles ». Tel un sage, il paraît « ineffablement vieux ».
Il présente également une caractérisation morale très positive à travers l’emploi de modalisateurs et de termes à forte connotation : c’est un « méditatif », qu’il s’exprime toujours « avec lenteur », d’une voix « basse et grave » et sait se montrer toujours « attentif ».
Bref, l’instituteur est une personnalité charismatique qui attire l’enfant, il est celui qui diffuse le savoir.

2. Le curé

Le curé, tout au contraire, est présenté comme un homme de peu d’attrait, au charisme absent.
A l’inverse du portrait de l’instituteur qui s’étale sur une dizaine de lignes environ, celui consacré au curé sera simplement évoqué en un peu moins de cinq lignes.
Ses cheveux sont tout simplement « blancs », ses joues sont « creuses », son regard est « éteint ».
C’est un homme qui réserve sa parole, « qui garde quelques secondes le silence » et dont la voix, quand il se décide enfin à s’exprimer est « terne et étouffée ».
Ainsi, l’enfant perçoit les deux hommes de manière antithétique et l’on peut pressentir que leur influence sera complètement différent ».

II. Deux univers très différents

Les deux lieux clos évoqués dans ces deux extraits provoquent soit l’attirance, soit la répulsion de l’enfant. Voyons pourquoi.

1. L’école

Quelques objets prennent place dans la pièce servant de salle de classe : une « chaise », « un poêle » et l’on note la présence d’une « fenêtre ».
Chacun de ces objets a une connotation particulière : la chaise est celle du maître, véritable officier de cérémonie autour duquel se blottissent, en « cercle » , les enfants « genoux contre genoux ».
Il existe une sorte d’harmonie, dont la chaleur sensée être émise par le poêle se fait l’écho et que l’on retrouve dans les termes « quiétude », « bien-être », « chaleur », « intimité ».
La « petite porte de fer », loin de mener vers un univers étouffant donne sur « un autre monde », un lieu pourvu d’une « fenêtre », au travers de laquelle les yeux ou l’esprit enfin nourris, peuvent envisager une liberté bienfaisante que l’enfant ne connaît pas à la ferme.
L’univers bien aimé de l’école donne lieu à une longue énumération dont le maître est l’objet central puisqu’il est évoqué dès le début du passage.

2. L’église

Tout au contraire, ce qui caractérise l’église est formé d’une association de termes négatifs : à la chaleur de l’univers scolaire répond la froideur de murs laissant apercevoir les « larges traînées d’humidité sur les murs », et des « marches de bois vermoulu » qui « craquent » quand le prêtre « monte en chaire ».
A la chaleureuse ambiance des petits enfants encerclant le maître, l’église n’offre qu’une « atmosphère d’ennui », une « vie figée », un univers étouffant de « cloisons invisibles ».
Dans cet univers, le seul bruit sera de fait dissonant : les marches de bois « craquent ».
Avant même que le prêtre ne s’exprime, la petite fille reformule des questions sans réponse en conclut par une interrogation défaitiste : « Mais à quoi bon ? ».
Cette interrogation laisse déjà entrevoir l’insatisfaction face aux attentes et aux interrogations de l’enfant.
Le prêtre ne répond pas à sa soif de connaissances.
Ainsi les deux univers semblent antithétiques. Alors que l’école est perçue de façon accueillante, l’église, par sa froideur et son austérité rejette l’enfant à sa condition première et ne répond pas à ses attentes.

III. Des effets et des réactions complètement divergents

Dans les deux cas, à l’origine de ses réactions divergentes de l’enfant, nous pouvons percevoir un violent « désir » : à l’école il s’agit d’un désir d’ « apprendre » et à l’église d’un désir de « comprendre ».

1. La relation avec l’école

Le désir d’apprendre est important chez la petite fille. C’est pourquoi l’auteur emploie la modalité exclamative : « combien tu aimes l’école ! ».
L’école est le lieu par excellence où l’enfant peut échapper aux corvées de la France et accéder au savoir. En effet, le seul livre que la petite fille trouve à la maison est u,ne Bible qu’elle lit lors des rares moments de tranquillité.
L’instituteur est véritablement vénéré : il est présenté comme une sorte d’officiant autour duquel les petites filles se disposent « en cercle, genoux contre genoux. ».
L’instituteur est aussi présenté comme un être réceptif « attentif à ce qu’il lit sur vos visages ».
Il renonce à « vérifier » et attribue d’office « la meilleure note » à cet enfant par qui il est « impressionné ». Cette marque de confiance laisse penser à l’enfant que l’instituteur l’estime : « tu sentais qu’il te voyait comme un petit phénomène et te tenait en particulière estime. »
A l’école, l’enfant s’épanouit, elles est admise, comprise et bienveillamment encouragée dans sa soif de connaissance.
Cette soif de connaissance se manifeste à travers des sentiments extrêmes, mais positifs : « Tu l’écoutes avec une concentration si totale que ses paroles se gravent dans ta mémoire », « tu pénètres dans un autre monde, deviens une autre petite fille », « Ce qui constitue ton univers […] tu le vénères », « tu avais fini par le considérer comme un père ». Elle reconnaît ainsi dans son instituteur, une nouvelle figure paternelle, plus rassurante et chaleureuse que celle de son père naturel.

2. La relation avec l’univers religieux

Cette soif de comprendre se manifeste également chez la jeune enfant lorsqu’elle se rend, un dimanche à la messe : « tu lis les Psaumes lorsqu’une irrésistible impulsion te saisit et te pousse à te rendre à l’église ».
Néanmoins, ce désir se manifeste « moins pour assister à la messe que pour « écouter le sermon ».
Cette soif de comprendre apparaît aussi dans le long passage formé uniquement d’une accumulation d’interrogations : « Pourquoi es-tu née ici ? Dans cette famille ? Quand vas-tu mourir ? […]
L’homme d’église est censé pouvoir apporter des réponses aux interrogations de l’enfant stimulées par la découverte su « livre sacré » – la Bible.
Hélas, à l’opposé de l’instituteur, le curé est incapable de « débrouiller » les « pensées » secrètes, les « questions » qui « taraudent » l’esprit de la petite fille.
La seule chose que le curé laisse entendre est qu’il faut « se renier soi-même », ce qui est en totale opposition avec ce que semble prôner l’instituteur.
Ses paroles au lieu d’être des paroles libératrices sont des paroles d’obligation : c’est pourquoi Charles JULIET répète à deux reprises le verbe modalisateur « il faut ».
L’enseignement religieux apparaît bel et bien comme un enseignement d’obligation.
Le seul effet obtenu est le désir, l’envie inexorable de fuir à cause des sensations négatives éprouvées à l’église : « une pesante atmosphère d’ennui, de vie figée, qui sourdement te pénètre, fait tomber ta ferveur », « t’éloigner du village », « fuir ». Toutes ces expressions sont connotées négativement.

Conclusion

En conclusion, la quête commune n’aboutit donc pas du tout au même résultat
Grâce à l’instituteur, la petite fille assouvit sa soif de connaissance. Elle manifeste un réel engouement pour le savoir et idolâtre quasiment l’instituteur.
En effet, seuls l’école et l’instituteur parviennent à lui faire oublier sa triste vie entièrement consacrée aux tâches ménagères et agricoles.
Malheureusement, n’habitant pas la ville, elle ne pourra poursuivre ses études qui la passionnaient tant. Plus tard, elle ne retournera plus à l’école. Son quotidien se limitera alors strictement à celui de la ferme. Peu à peu la jeune fille sera submergée par un sentiment de tristesse.
Par contre, le curé lui apparaît comme un être froid, au regard éteint, qui est bien incapable de répondre à ses attentes.
Pourtant, la découverte de la Bible, le Livre des Livres, est un moment décisif pour la jeune paysanne dans son rapport à la parole.
Elle lui permet d’accéder à un savoir et à une vérité que la jeune femme ne parvenait pas à formuler. Voie vers la culture, la Bible est l’objet d’un respect qui sera transmis à son fils.

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