Jacques Prévert

Prévert, Paroles, Rêve

Poème étudié

Quelque part où il y a la mer
– dans le rêve je sais où c’est –
une fille nue
sans être remarquée
traverse une foule toute habillée
Elle me surprend sans me troubler
C’est d’abord cela mon rêve
mais soudain je vois ma mère
dans une grande voiture d’un autrefois
encore récent
une voiture pour Noces et Banquets
avec les chevaux le cocher
La mariée c’est ma mère
Est-elle en blanc
Je n’en sais plus rien maintenant
Près d’elle il y a mon père
ou peut-être que je l’ajoute maintenant
Et ma mère m’aperçoit
et sourit de son sourire toujours enfant
mais elle a pour moi en même temps
un regard de tendre et douloureux reproche
Je n’ai pas d’excuse
J’aurais dû aller à son mariage
Bien sûr je n’étais pas invité
Je suis de la famille et on m’attendait
maintenant il est trop tard
la fête est passée
et ce n’était pas pour moi
la moindre mais la plus pressante des choses
à faire
Je ne l’ai pas faite

(11 décembre 1960, 4 heures du matin)

Prévert, Fatras.

Introduction

Jacques Prévert est né le 4.02.1900 et est mort le 11.04.1977. Il a eu beaucoup de mal à se faire reconnaître des critiques car on lui reprochait sa poésie trop simple

A présent, il est considéré comme un des plus grands poètes du XX° siècle et il est publié dans la collection de La Pléiade, synonyme de consécration, d’honneur pour un écrivain.

Dans ses poèmes du recueil Paroles (1946), Prévert rapporte des scènes inspirées du quotidien banal ou insolite. Avec tendresse ou ironie, sarcasme ou émotion, il conduit son lecteur à tourner vers le monde un regard différent, pour saisir avec une naïveté étonnée la réalité que masquent l’habitude ou l’indifférence.

L’un des aspects les plus remarquables de l’œuvre de Prévert réside dans sa dimension onirique. Sans doute faut-il voir là, entre autres, l’une des raisons qui explique son intérêt pour le groupe surréaliste, et les contacts étroits qu’il a eus avec un nombre de ses membres.

Dans ce rêve, nous nous intéresserons d’abord à l’esthétique éclatée qui préside au poème puis à la tentative du poète pour lui donner une cohérence. Pour finir, nous verrons en quoi ce poème se présente comme une volonté de traduire une histoire familiale à tonalité autobiographique.

I. Un poème à structure éclatée

1. Des repères spatio-temporels brouillés

Dans ce poème, le poète-narrateur semble éprouver à situer son rêve dans l’espace et e le temps.

L’incapacité à situer avec précision son rêve dans l’espace apparaît dès le premier vers : « Quelque part où il y a la mer ». L’expression « quelque part où » connote l’indétermination quasi-totale de ce lieu.

De même, les repères de temps sont brouillés par les termes antithétiques des vers 9-10 : « une grande voiture d’un autrefois encore récent ». Dans cette expression, les repères de temps entrent en conflit, si bien que la chronologie est brouillée.

Enfin, on peut s’interroger sur la position qu’occupe le poète-narrateur par rapport à la temporalité du rêve. En effet, il se présente comme un adulte qui a été invité au mariage de ses propres parents biologiques : « La mariée c’est ma mère » et « Près d’elle il y a mon père ». Or cet événement ne correspond en rien à la biographie de Jacques Prévert.

2. Figures féminines

On peut aussi relever la présence des figures féminines dans ce poème. Elles contribuent aussi à l’éclatement du poème.

Au début du poème, nous nous trouvons en face d’ »une fille nue » qui « traverse une foule toute habillée » (vers 3-4).

La scène rappelle les tableaux de Paul Delvaux, ou ces « déjeuners sur l’herbe » typiques des tendances picturales de la fin du XIX ème siècle, où s’opposent la nudité féminine et l’habit bourgeois des personnages masculins.

Le rêve soudain prend un autre tour et installe au centre du récit l’image d’une seconde figure féminine, celle de la mère : « C’est d’abord cela mon rêve / mais soudain je vois ma mère » (vers 7-8).

L’emploi de la conjonction « Mais » et de l’adverbe « soudain » souligne un brusque changement : les images féminines se succèdent brusquement. Aucune relation entre les deux figures féminines n’est explicitée : faut-il reconnaître sous la jeune fille nue l’image de la mère ?

On peut déceler une autre référence picturale, de la Renaissance cette fois. En effet, la proximité de la mer peut faire penser à la naissance de Vénus représentée symboliquement par la jeune fille nue dont la mère serait ensuite un avatar.

Les deux figures féminines peuvent enfin être liées par la parenté phonétique des termes mots placés à la rime « mer » / « mère » (v.1 et 8), redonnant toute-puissance aux sonorités poétiques.

3. Les difficultés du poète-narrateur

Les indices d’énonciation révèlent les difficultés éprouvées par le poète-narrateur.

Presque toutes les interventions du « je » de l’écriture soulignent l’incapacité à comprendre son rêve : « Je n’en sais plus rien maintenant » ;

D’autres expressions insistent sur un savoir qui s’est effacé : « dans le rêve je sais où c’est » (vers 2).

Certains vers font apparaître une hésitation « peut-être que je l’ajoute » (vers 17).

Enfin le vers « C’est d’abord cela mon rêve » fait songer à un constat, à un aveu d’impuissance. Le poète semble confronté à un contexte onirique qu’il ne réussit pas à décrypter.

On peut aussi relever l’absence de ponctuation : elle efface les limites claires de la perception.

II. Une tentative de cohérence

1. La relation de l’enfant et de la mère

Le « je » manifeste sa présence de différentes manières dans ce poème.

Ton d’abord l’emploi du possessif de la première personne « mon rêve » (v.7) révèle que c’est bien lui qui rêve.

Par ailleurs, ce lui qui voit dans cette jeune fille l’identité de sa propre mère : « je vois ma mère » (v.8).

Le poème est centré sur l’histoire du rêve : il raconte la culpabilité du personnage-narrateur car il n’a pas assisté au mariage de sa mère.

Le narrateur exprime aussi sa déception au vers 31 « Je ne l’ai pas faite ».

Dans la première étape du rêve, le thème de la jeune fille nue disparaissant dans la foule rappelle le thème de la rencontre fugitive que Baudelaire évoque dans « A une Passante ».

2. Le thème du mariage

Le thème de la noce contribue lui aussi à donner une cohérence au poème.

Prévert emploie des termes se rapportant au champ lexical qui s’y rapporte.

On peut relever les mots « voiture », « mariée », « invité », fête « .

Certaines connotations se rapportent aussi au thème du mariage comme par exemple le vêtement « blanc ».

3. L’ordre des répétitions

Le poème surprend par sa simplicité et sa forme poétique est discrète.

Mais on ne peut repérer des effets d’ordre rythmique qui mettent en valeur certaines informations ; « La fête est passée » (vers 27)

On peut aussi relever de nombreux jeux de sonorités (assonances) qui contribuent également à l’unité sonore du poème : « La mariée c’est ma mère » (récurrence de la voyelle [a]) , « Ps d’elle il y a mon père » (récurrence du son [è].

4. Un poème autobiographique ?

Jacques Prévert a manifesté peu d’intérêt pour l’écriture autobiographique, il l’abordera surtout à la fin de sa vie.

Cette écriture autobiographique fait référence ici à l’image de la « mère » et du « père ».

Mais en raison de la structure éclatée et déroutante du rêve, l’écriture autobiographique reste ici assez confuse.

La figure du père se tient en retrait par rapport à l’image de la mère, elle semble même incertaine : « Près d’elle il y a mon père / ou peut-être que je l’ajoute maintenant « (vers 16 et17).

Assister au mariage de ses parents n’apparaît pas comme un devoir mais plutôt comme une dénégation : « ce n’était pas pour moi la moindre mais la plus pressante des choses à faire » (vers 28 à 30).

Conclusion

Le thème du rêve a été un thème cher aux poètes surréalistes que fréquentait Jacques Prévert.

Mais comparé aux rêves de certains surréalistes, ce « Rêve » de Prévert se remarque par sa dimension autobiographique et familiale et par sa simplicité.

Le poème se rattache cependant au titre du recueil Fatras, par son aspect composite et éclaté qui rend difficile toute interprétation cohérente.

Le poète semble aussi introduire une certaine distance ironique dans la simplicité narrative de ce « Rêve ».

C’est sans doute de cette tension et de cette simplicité que naît le charme poétique des textes de Prévert.

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