Félix Arvers

Arvers, Sonnet, Mes heures perdues

Poème étudié

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,
Un amour éternel en un moment conçu :
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire.
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle suit son chemin, distraite et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas.

À l’austère devoir, pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle
« Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.

Arvers, Sonnet

Introduction

Félix Alexis Arvers (1808-1850) connut la célébrité de son vivant avec ses pièces de théâtre, hybrides de vaudevilles et de mélodrames, puis il eut une gloire posthume avec Sonnet, qui fut pastiché d’innombrables fois. Ce poème reprend le thème classique de la passion amoureuse destructrice et livre la confession désespérée de sa victime.

I. Un thème classique : une passion malheureuse

On reconnaît la forme classique du sonnet, souvent employée pour chanter les souffrances amoureuses. La disposition choisie, opposant les quatrains – consacrés au mal du poète – aux tercets – décrivant l’attitude de la femme aimée -, révèle la déchirure intime du poète : il est amoureux mais n’ose pas se déclarer. Le système énonciatif permet d’identifier d’une part le poète qui s’implique dans son texte (« je » v.1, 3, 5 et 7), d’autre part celle qu’il aime et qui n’est ni nommée ni décrite précisément (« celle » v.4, « elle » v.5, 9, 10, 13). Elle est le sujet des phrases et est placée en début de vers : v.9, 10 et 13 (le pronom personnel ouvre et ferme le vers). Alors que le poète parle de lui dans les quatrains, la femme aimée est évoquée surtout dans les tercets. Ce passage du JE au ELLE signifie que le poète s’efface devant celle qu’il vénère comme une divinité : totalement résigné, il souffre en silence. Ce que l’on sait d’elle se résume à des allusions : il est de ses amis (v.6), elle est « douce et tendre » v.9 mais insensible et distraite v.10, et sans doute mariée v.12 (« austère devoir » est une périphrase désignant le devoir conjugal auquel elle est entièrement soumise).

Le paradoxe de cette situation est exprimé dans les nombreuses antithèses qui mettent en valeur le champ lexical de l’amour et celui de la religion. Arvers définit en effet le « coup de foudre » vers 2 (opposition entre « éternel » et « en un moment ») et emploie la métaphore classique de la blessure amoureuse vers 3. Le « murmure d’amour » au vers 11 renvoie à la timidité de l’auteur, incapable de révéler le secret qui le mine. Peut-être est-il tourmenté par la grande piété qui caractérise cette femme et qui, par conséquent, imprègne leur relation : « âme » v.1, « éternel » v.2, « mal » v.3, « fait mon temps sur la terre » v.7, « Dieu » v.9, « austère devoir » et « pieusement fidèle » v.12. Cette dernière expression est particulièrement importante ; c’est pourquoi on remarque la diérèse sur « pi-eusement » : Arvers insiste sur le lien sacré qui unit cette femme à son mari. Transi d’amour et dévoué corps et âme à cette femme, il vit près d’elle sans qu’elle ne se doute du secret qu’il emportera dans sa tombe. Cette contradiction intime s’exprime aussi dans la disposition inhabituelle des rimes dans les quatrains : la première strophe est en effet constituée de rimes croisées (ABAB), la deuxième de rimes embrassées mais disposées dans l’ordre inverse (BAAB). Cette disposition anarchique traduit certainement le mal-être du poète, tout comme les assonances en [an] présentes dans onze vers sur quatorze.

Cette passion platonique est cependant racontée sur un mode lyrique et pathétique. Le poète veut partager sa souffrance avec le lecteur, dont il fait son confident privilégié.

II. La confession d’un désespéré

Le titre du recueil indique clairement l’intention de l’auteur : il demande la compassion pour une passion malheureuse (« mes heures perdues »). L’équilibre rythmique du premier vers (la césure sépare l’alexandrin en deux hémistiches comportant chacun des coupes régulières : 2 + 4) et les allitérations en [m] et en [s] placent délibérément le poème dans le registre lyrique. Le poète exprime ses sentiments personnels avec discrétion, comme s’il murmurait ou susurrait ce secret trop lourd à garder. Le rythme binaire et le parallélisme des propositions confèrent à l’ensemble du poème une musicalité un peu surannée, qui s’accorde bien avec la nostalgie du futur antérieur dans le deuxième quatrain : le poète regrette peut-être de n’avoir pas su tout révéler plus tôt. Les champs lexicaux de l’invisible (v.1 « secret », « mystère », v.3 « taire », v.4 « n’en a jamais rien su », v.5 « inaperçu », v.6 « solitaire », v.8 « n’osant rien », v.10 « sans entendre ») et du temps (v.1 « vie », v.2 « éternel », v.4 « jamais », v.6 « toujours », v.7 « jusqu’au bout fait mon temps ») inscrivent la confession dans une tonalité pathétique : le destin du poète semble déjà écrit, il est né pour souffrir et endurer la frustration de vivre à proximité de l’être cher sans pouvoir partager ses sentiments avec lui.

Son mal est sans issue, comme l’atteste la chute du sonnet (vers 14) : bien qu’elle lise ses textes, la femme qu’il aime ne peut pas comprendre que celui-ci lui est destiné. Le devoir de silence condamne par avance toute tentative d’épanchement sentimental : v.3 « sans espoir » et « dû le taire », v.4 « n’en a jamais rien su », v.5 « inaperçu », v.8, v.10 « sans entendre » donnent au sonnet des accents élégiaques, mais cette plainte est à l’image de l’amour conçu par le poète, pudique et timide. L’emploi contrasté des temps (le constat au présent et au passé dans les quatrains laisse la place au futur dans les tercets) traduit le désarroi du poète et confirme le caractère impossible de son désir : il sait son amour, depuis ses prémisses, voué à l’échec.

Conclusion

Ce sonnet presque classique reprend les grands thèmes de la poésie lyrique : l’amour, la mort, le temps qui passe. Toutefois son charme et sa renommée tiennent essentiellement au rythme particulier du premier vers.

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