La Fontaine, Fables, La Mort et le Bûcheron
Fable étudié
Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort ; elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
C’est, dit-il, afin de m’aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir;
Mais ne bougeons d’où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes
La Fontaine, Fables, (I, 16)
Introduction
Publiée en 1668, La fable « La Mort et le Bûcheron » de La Fontaine s’inspire d’un apologue d’Esope (fabuliste grec) mais aussi du contexte historique: la vie des paysans sous Louis XIV, vie que La Fontaine a pu observer lui-même dans l’exercice de sa charge de maître des Eaux et Forêts, à Chateau-Thierry, sa ville natale – A l’aide de vers variés, notre grand fabuliste prouve sa maîtrise des récits brefs et son génie à dégager d’un exemple concret une leçon universelle.
Plan
En effet, cette fable comporte deux parties matérialisées par un « blanc » et par un enjambement de vers :
Vers 1 à 16 : Le bref récit (surtout des alexandrins).
Vers 17 à 20 : Un quatrain d’heptasyllabes (7 syllabes) dégage vigoureusement la morale : « C’est la devise des hommes ».
Explication linéaire organisée (méthodique) :
Le récit peut à son tour se subdiviser en trois courtes parties :
Vers 1 à 4 : La description du personnage principal : un pauvre paysan dans la forêt.
Vers 5 à 12 : Évocation de ses malheurs sur cette terre (style indirect libre).
Vers 14 à 16 : Dialogue très bref avec la Mort (style direct).
Dans chacune de ces parties, les procédés littéraires sont au service de l’expressivité.
I. Vers 1 à 4
Un quatrain d’alexandrins en rimes embrassées campe le personnage nommé et qualifié dès les premiers mots : un « bûcheron », « pauvre », adjectif à double sens : pauvreté matérielle (le paysan est pressuré par les charges familiales et les impôts) et pauvreté morale (il est vieux – poids des ans – et fatigué – prépare son désir de mourir).
Phrase longue (4 vers) alourdie par des sonorités rudes (allitérations en [r], en [f] et en [p]), de nombreux adjectifs (couvert, courbé, gémissant, pesant, enfumé …) et par le retardement des verbes principaux par rapport au sujet (v. 3 et 4 : « marchait », « tâchait » …). Quant aux voyelles (assonances en « an »), elle évoquent une certaine mélancolie et l’imparfait traduit la lenteur.
Ces procédés sont utilisés pour émouvoir le lecteur.
II. Vers 5 à 12 (rimes plates)
Une perturbation est annoncée par « enfin » et par une rupture de temps ? présent de narration : il met bas, il songe. Syntaxe simple (indépendantes juxtaposées) qui souligne aussi la rupture, la prise de conscience.
Sorte de style indirect libre = deux questions directes (mais à la troisième personne du singulier : a-t-il eu ?) auxquelles répondent quatre vers qui accumulent les négations (point, jamais) et les énumérations (6 termes dont 2 détachés en 1 octosyllabe) car ce sont les plus insupportables.
On trouve aussi un chiasme au vers 9 qui accentue le caractère négatif de sa vie dans les choses agréables (pain, repos) par opposition à tous les pluriels du vers 10 (choses pénibles).
Le vers 12 donne enfin le sens du passage = un « malheureux » qui reprend « pauvre » du vers 1 (double sens, ici encore). Mais surtout, c’est déjà une généralisation = « lui font d’un malheureux la peinture achevée » …
III. Vers 13 à 16 (rimes croisées)
2 vers rapides (1 alexandrin + 1 octosyllabe) au présent, symétriques : il/elle. Sonorités fluides (les « l » qui évoquent la facilité, la rapidité de la venue de la Mort).
2 vers encore, les mêmes, mais dans l’autre ordre (1 octosyllabe + 1 alexandrin) au style direct qui traduisent un changement d’avis imprévisible qui cette fois déclenche l’ironie du lecteur, une ironie sans méchanceté, et même complice.
IV. La morale : Vers 17 à 20
Curieux changement de vers : rythme impair (7 syllabes). Les rimes sont croisées.
Il y a une généralisation : « nous », « les hommes », utilisation du présent de vérité générale et de l’infinitif.
Conclusion
En quelques vers, La Fontaine révèle son génie de conteur (rapidité, efficacité, mélange d’humour et d’émotion) qui laisse loin derrière lui son modèle Esope (« Mon imitation n’est point un esclavage ») mais aussi son caractère de moraliste classique qui, plutôt que de nous donner des leçons inaccessibles, préfère enregistrer avec indulgence les comportements des hommes tels qu’ils sont (faiblesse, contradiction).