Verlaine, Poèmes Saturniens, Mon Rêve Familier
Poème étudié
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur transparent
Pour elle seule, hélas! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse? Je l’ignore.
Son nom? Je me souviens qu’il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
Verlaine, Poèmes saturniens
Introduction
Mon rêve familier est un sonnet de type « français » extrait du recueil Poèmes Saturniens. Verlaine, se plaçant sous le signe de Saturne, y exprime une impassibilité parnassienne mais aussi une sensibilité nostalgique caractéristique de ceux qui sont nés sous l’égide de cette planète. Mon rêve familier dépeint dans les quatrains un amour réciproque et absolu avant de faire le portrait d’une femme fantasmée dans les tercets.
1. Un amour réciproque et absolu : (quatrains)
• Titre du sonnet : adjectif possessif + « familier » (cf. adverbe « souvent » et adjectif démonstratif au vers 1) indiquent le caractère habituel de ce phénomène : il s’agit donc d’une liaison stable, fidèle.
• Énonciation : le narrateur devient progressivement passif (du 1° au 2° quatrain), à l’inverse de la femme aimée (4 occurrences en début de vers dans le 2° quatrain). La femme a une identité incertaine et changeante (v.3-4) mais c’est paradoxalement un amour exclusif et absolu (« elle seule » 3 fois). Ces deux êtres entretiennent des sentiments réciproques : construction des propositions du 2° hémistiche du v.2.
• Champs lexicaux : le rêve (imprécision qui caractérise l’aspect onirique) : v.1 « rêve étrange et pénétrant », v.2 « inconnue », v.3-4 : il s’agirait d’une femme idéale. L’amour : 3 occurrences dans le 1° quatrain, v.4 et 5 « me comprend », v.6 « transparent » et « cesse d’être un problème » (enjambement qui traduit l’abolition de l’obstacle), « rafraîchir » v.8 : cette compréhension est à la fois celle des sentiments et des émotions (v.5 « mon cœur ») et celle des pensées et de la raison (v.7 « mon front »).
• Constructions syntaxiques : La réciprocité de l’amour est soulignée par la répétition de conjonctions de coordination (v.2, 3 et 4 ET ; v.5 CAR) et le parallélisme des constructions (v.2 « et que…et que », v.3-4 « ni tout à fait…ni tout à fait », v.4-5 « me comprend », v.6-7 « pour elle seule »).
2. Une femme fantasmée : (tercets)
• Énonciation : recherche d’identité illustrée par le questionnement v.9 et 10 (le tiret étant une réponse du poète). Portrait marqué par l’absence : ni contour physique (v.9), ni identité (v.10).
• Champs lexicaux : le vide/la mort : v.11 (périphrase et litote pour désigner des personnes chères disparues + personnification de la vie), v.12 (comparaison avec le regard vide des statues, leur rigidité et leur froideur), v.13 « lointaine » (elle est inaccessible), v.14 (litote). Le soulagement (vocabulaire mélioratif) : v.10 « doux et sonore », v.13 « calme et grave ».
• Rythme : tous les efforts pour caractériser cette femme sont inutiles : v.9 (rythme ternaire décroissant se terminant par l’ignorance : 5-4-3), v.13 [multiplication des coupes expressives : 5 mesures : 4-2-2-2-2 (contre-rejet)].
• Sonorités : v.1 assonances en AN (lenteur du rêve, atmosphère fantastique). v.12-13 : assonances en A (froideur de la pierre).
• Chute : Identification de la femme à une revenante, à un fantôme du passé qui reviendrait, non pour tourmenter le poète mais pour le soulager de ses maux. Cette conclusion est renforcée par le rythme : diérèse sur I-ON, la répartition des mesures suit une symétrie inversée (chiasme : 4-2//2-4).
Conclusion
Sous une apparence classique, ce sonnet est profondément novateur, notamment par le travail sur les coupes et le rythme. Le personnage de la femme rêvée, idéale, est un leitmotiv de la littérature et évoque peut-être la muse du poète, qui souffre pour offrir l’inspiration au poète.