Guillaume Apollinaire

Apollinaire, Il y a, La Cueillette

Poème étudié

Nous vînmes au jardin fleuri pour la cueillette.
Belle, sais-tu combien de fleurs, de roses-thé,
Roses pâles d’amour qui couronnent ta tête,
S’effeuillent chaque été ?

Leurs tiges vont plier au grand vent qui s’élève.
Des pétales de rose ont chu dans le chemin.
Ô Belle, cueille-les, puisque nos fleurs de rêve
Se faneront demain !

Mets-les dans une coupe et toutes portes doses,
Alanguis et cruels, songeant aux jours défunts,
Nous verrons l’agonie
Aux râles de parfums.

Le grand jardin est défleuri, mon égoïste,
Les papillons de jour vers d’autres fleurs ont fui,
Et seuls dorénavant viendront au jardin triste
Les papillons de nuit.

Et les fleurs vont mourir dans la chambre profane.
Nos roses tour à tour effeuillent leur douleur.
Belle, sanglote un peu… Chaque fleur qui se fane,
C’est un amour qui meurt !

Apollinaire, Il y a, « La cueillette »

Introduction

Poète du tout début du XX ème siècle, Guillaume Apollinaire est marqué à la fois par les idées du courant symboliste de ses prédécesseurs (Verlaine, Mallarmé) ou par celles du courant surréaliste qui va dominer le début du XX ème siècle. Il est aussi un poète novateur comme le révèle son recueil Calligrammes qui contient des textes dont la disposition graphique forme un dessin.

« La cueillette » est issu du recueil Il y a, il s’agit d’une publication posthume de poèmes de jeunesse inédits.

A première vue, il s’agit d’un poème reprenant le thème classique de l’amour et celui de la fuite du temps rendu sensible par une métaphore naturelle.

Pourtant l’étude de l’évolution de la scène, du rôle du poète met en évidence l’originalité de l’inspiration.

I. Les relations entre le cadre et les personnages

1. Un cadre ouvert

La scène se déroule dans un « jardin fleuri » (v.1) dans lequel fleurissent de nombreuses « roses » (v. 2, 3, 6) « dans le chemin » (v.6).

Dans ce cadre ouvert on note la présence d’un couple « nous vînmes au jardin fleuri » (v.1). L’union apparente de ce couple en promenade se traduit par les « roses qui couronnent ta tête » : les roses rehaussent la beauté de la femme et lui donnent même un caractère royal.

La légèreté du son [i] dans le vers 1 donne une impression de gaîté presque polissonne. L’expression du vers 1 « fleuri pour la cueillette » peut faire songer par extension à la « cueillette de l’amour ».

L’éclat des couleurs est suggéré par le vers 14 : « Les papillons de jour ».

2. Un cadre ambivalent

Mais ce cadre ouvert est aussi un lieu ambivalent. En effet on peut relever des signes négatifs.

Le poète utilise aussi des couleurs assombries comme dans l’expression « roses thé » (vers 2) qui désigne un jaune brun. Les « roses pâles d’amour » du vers 3 connotent un affadissement, un épuisement qui est parallèle à celui des deux amoureux « alanguis » (vers 10).

Apollinaire souligne aussi l’intrusion de la violence dans ce décor. Au vers 5 le « grand vent […] s’élève » : l’allitération en [v] traduit le martèlement, l’acharnement du vent. Cet acharnement du vent est parallèle au couple qui se déchire (« cruels » vers 10) mais aussi aux « tiges [qui] vont plier » (vers 5).

Enfin, l’auteur met aussi l’accent sur le vide : il s’agit d’un « grand jardin » (vers 13) car privé de la vie des fleurs. C’est pourquoi au vers 15, Apollinaire personnifie le même jardin en le qualifiant de « triste ». Parallèlement « Les papillons de nuit » (vers 16) liés au noir et à la nuit « seuls dorénavant viendront au jardin triste » (vers 15).

3. Un cadre fermé

Ce poème comporte un second cadre : la chambre.

L’expression du vers 9 « toutes portes doses » renvoie à un huis-clos, séparé de la nature et du monde extérieur.

Une véritable fermentation des passions, des souvenirs a lieu dans cette chambre symbole du repliement du couple cultivant une mémoire funèbre en « songeant aux jours défunts » (v.10)

L’image d’un cercle, de fermeture apparaît dans l’évocation de la coupe : « Mets-les dans une coupe » (v.9). La macération des roses est rendue par l’alliance d’une sensation auditive (« Aux râles ») et olfactive (« de parfums ») ainsi que l’allitération en [r] des vers 10 à 12 : « cruels », « jours », « verrons », « amoureuse des roses », « râles de parfums ».

Enfin, Apollinaire met en relief l’inversion des lieux par rapport aux êtres. Ainsi le couple « nous » se retrouve dans le jardin pour y cueillir les roses (la cueillette est symbole de la profanation du jardin) et les « roses » se retrouvent dans la « chambre » car elles ont été arrachées à leur univers naturel.

Le vers 17 est le symbole d’une sorte de voyeurisme macabre : « les fleurs vont mourir dans la chambre profane ». La « chambre » est qualifiée de « profane » car elle est le témoin de l’agonie des roses soustraites à leur évolution naturelle.

II. L’évolution naturelle

1. Le rôle du temps

Le temps joue un rôle majeur dans ce poème puisqu’il lie les fleurs, la femme et le couple. Le poète établit aux vers 20-21 un parallèle entre la fleur qui se fane et amour qui meurt.

Le temps est l’acteur principal. Apollinaire souligne un passage permanent du passé au présent à l’avenir :

le passé (« nous vînmes », « ont chu », « ont fui »),

le présent des verbes de l’action renvoyant à une sorte de vérité éternelle (« couronnent », « s’éfeuillent », « cueille-les », « mets-les », « effeuillent »)

le futur renvoyant à l’avenir (« vont plier », « se faneront », « nous verrons », « viendront », « vont mourir »).

2. Le cycle du temps

· C’est ainsi que le poète suggère l’idée de cycle irrévocable, de vertige dans cette alternance des temps. « Chaque été » (vers 4) symbolise un retour cyclique, mais aussi un sursis car cette saison est lointaine. Cette expression s’oppose à l’adverbe de temps « demain » (vers 8) qui désigne un futur proche.

· Le resserrement du temps, l’idée de piège tendu est aussi rendu par l’effet de chute de chaque quatrain, lié à la mort : « râles » (v.12) terme désignant le dernier souffle d’un mourant, « nuit » (v.16), « meurt » (v.20) verbe qui enferme le poème, le boucle.

3. Le rôle du couple

Ce poème donne l’illusion de la fusion du couple, d’un amour possessif à travers l’emploi des possessifs « nos fleurs de rêve », « nos roses ».

Mais cette fusion n’est qu’illusoire. En réalité on assiste à une dislocation du « nous ».

En effet, l’homme apparaît comme le maître des paroles et des actes. C’est lui qui interroge (« Sais-tu » vers 2), donne des ordres comme le révèlent les impératifs (« cueille-les » vers 7, «mets-les » vers 9). L’homme est aussi à l’origine du récit lui-même, il se substitue même au temps en provoquant la cueillette.

La femme, quant à elle, est passive et elle exécute les ordres de l’homme. Elle est étroitement associée aux roses, victimes elles aussi comme le souligne la personnification : « l’agonie amoureuse des roses », (v.11), « les fleurs vont mourir » (v.18), « effeuillent leur douleur » (v.19).

III. L’originalité du poème

1. Un thème traditionnel

Apollinaire reprend le thème traditionnel de la rose liée à l’expression de l’amour. Il reprend l’idée du « Carpe Diem » d’Horace (cueille le jour).

Ce poème fait aussi songer au célèbre poème de Ronsard « Mignonne allons voir si la rose » : ici « mignonne » est repris par « Belle » (vers 2). Dans un autre poème de Ronsard « Je vous envoie un bouquet », on retrouve également le caractère de la rose parallèlement à la fugacité de la jeunesse. Ronsard médite sur la fuite du temps débouchant sur l’épicurisme et l’appel à l’amour.

Par contre, Apollinaire innove, il médite sur la fuite de l’amour, sur la mort de l’amour liée à la fuite du temps. Contrairement à Ronsard, le plaisir est absent, le pessimisme et l’amertume l’emportent.

2. L’absence d’ouverture finale

Le dernier vers du poème est un hexasyllabe, vers court qui boucle les alexandrins précédents comme une condamnation à mort.

Le poème s’achève sans aucune revendication de la vie, de l’amour. La mort est inscrite dans les fleurs dès leur apparition.

En ce sens Apollinaire s’oppose à Ronsard qui exprime son exaltation devant l’urgence et son goût du plaisir. Chez Ronsard, le dernier mot de ses poèmes est lié à la vie, ce qui provoque un sursaut : « votre beauté » (« Mignonne allons voir si la rose »), « roses » (« Comme on voit »), « belle » (« Je vous envoie un bouquet »).

3. Cruauté de l’inspiration

La mort est conçue comme un spectacle, comme une cérémonie. « Nous verrons l’agonie » (vers 11) : ici le couple manifeste même une délectation morbide à contempler l’agonie des fleurs de leur amour. Il s’agit ici de la profanation d’un mystère.

Mais au fond, le poème exprime un acte de désespoir. Le temps, de toute façon, est responsable de la mort des fleurs, de l’amour. L’homme va lui lancer un défi désespéré, se substituer à lui pour être lui-même la cause de la mort de son amour.

L’écriture est un geste de pudeur dans l’impuissance. C’est ce que confirment l’ironie amère de l’expression « sanglote un peu » (c’est-à-dire que l’on joue le jeu, qu’on donne le change) et la dérision des apostrophes « Belle » (exprimant la nostalgie devant l’amour déjà passé) et l’ironie devant les ravages inévitables de cette beauté.

Cette souffrance cachée est bien éloignée de l’épicurisme classique de Ronsard ou Lamartine chantres de l’amour éternel fondu dans tous les éléments de la nature.

Ici ce qui domine c’est le néant.

Conclusion

En conclusion, Apollinaire renouvelle de manière originale le thème lyrique de la fuite du temps.

L’étude précise des personnages, des lieux, des bourreaux et des victimes a permis de mettre en valeur l’originalité du ton d’Apollinaire.

Le désespoir apparaît dans l’acte même de la cueillette : le temps est responsable de la mort des fleurs donc de l’amour.

L’homme, par un acte presque suicidaire (la cueillette), essaie, dans un dernier sursaut de fierté, d’être responsable de la mort de son amour.

En raison de l’originalité du ton et du renouvellement du thème lyrique classique de la fuite du temps, la poésie d’Apollinaire est faite à la fois de tradition et de modernité.

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