Corbière, Les Amours Jaunes, La Pipe au poète
Poème étudié
Je suis la Pipe d’un poète,
Sa nourrice, et : j’endors sa Bête.
Quand ses chimères éborgnées
Viennent se heurter à son front,
Je fume… Et lui, dans son plafond,
Ne peut plus voir les araignées.
… Je lui fais un ciel, des nuages,
La mer, le désert, des mirages;
– Il laisse errer là son œil mort…
Et, quand lourde devient la nue,
Il croit voir une ombre connue,
– Et je sens mon tuyau qu’il mord…
– Un autre tourbillon délie
Son âme, son carcan, sa vie!
… Et je me sens m’éteindre. – Il dort –
. . . . . . . . . . . . . . . . . ..
– Dors encor : la Bête est calmée,
File ton rêve jusqu’au bout…
Mon Pauvre!… la fumée est tout.
– S’il est vrai que tout est fumée …
Paris. – Janvier.
Corbière, Les Amours jaunes (1873)
Introduction
Tristan Corbière (1845-1875) est né le 18 juillet 1845 à Morlaix en Bretagne. Adolescent souffreteux, puis partiellement infirme, Corbière sera constamment atteint dans sa chair par la maladie et malheureux en amour. Corbière rêvait d’une vie de marin. Or sa santé précaire ne lui permit pas de satisfaire son désir de courir la mer, ce qui fut chez lui une source de désillusion amère. La distance entre le rêve et le réel va être à l’origine de son mal de vivre.
Délaissant son prénom d’état civil, Edmond Joachim choisit de prendre le prénom évocateur de Tristan pour devenir « Triste en corps bière ». Peu connu de son temps, Corbière fait paraître à compte d’auteur en 1873 son recueil unique Les Amours jaunes (symbole de son mal de vivre, de son désenchantement) qui passe inaperçu. Son œuvre et son talent ne seront révélés que de manière posthume grâce à Verlaine qui lui rend hommage à son talent dans un chapitre de son ouvrage Les Poètes maudits (1883). Il n’a que trente ans lorsqu’il meurt à Morlaix le 1er mars 1875 après une vie de solitude, brève et misérable.
Le thème des paradis artificiels est cher à de nombreux poètes du XIX ème siècle. Verlaine usait de l’absinthe et Baudelaire consacra de nombreux poèmes au vin et au haschisch. Tous ont cherché à la fois dans la création poétique et la drogue un élan vers l’absolu, ou du moins une évasion que l’on retrouve dans ce poème de Tristan Corbière, « La Pipe au poète ». Face à son mal être, le tabac est une source d’évasion pour le poète.
Avec originalité, Corbière laisse la parole à la pipe qui évoque avec un humour tendre le drame du poète, la frontière fragile entre rêve et réalité et l’universelle facticité.
I. Mouvement dramatique
1. Les temporelles
L’essentiel du poème s’ordonne autour de temporelles « quand ses chimères » (vers 3), « quand lourde » (vers 10) prolongées par la coordination « et lui… » (vers 5) « et quand lourde» (vers 10). Ce procédé fait songer au poème « Spleen » de Baudelaire : « Quand le ciel bas et lourd »… « Et que de l’horizon embrassant tout le cercle ».
Le poème met en scène un petit drame sont les péripéties se déroulent librement comme les « volutes » de la fumée, disparaissent, reviennent, se renouvellent sans cesse comme le souligne l’emploi récurrent du présent (« je suis », « j’endors », « je fume ») révélant l’omniprésence de la pipe mais aussi la fugacité de la victoire.
2. Un crescendo
On note un crescendo dans un déroulement temporel : on passe de « je fume » à « Il laisse errer là son œil mort ». L’adjectif « mort » connote une absence lasse, un réel désespoir au sens de Camus, une vie au ralenti, une sorte de vide existentiel. L’être semble suspendu, sans lien : « quand lourde devient la nue ».
Le poète a recours à des sonorités pesantes : la brume épaisse de la fumée, qui arrache le poète au réel, l’enveloppe, l’écrase.
L’ultime rebondissement est un « autre tourbillon » (vers 13) avant la retombée « il dort » (vers 15). L’expression « il dort » est mise en relief, isolée en fin de vers et précédée d’un tiret.
Un sentiment d’hébétude où toute angoisse disparaît semble l’emporter. Mais à qui revient la victoire ?
II. La complicité de la pipe
1. Son pouvoir d’action
La parole, le pouvoir d’action est dévolu à la Pipe comme le montrent la majuscule personnifiant la Pipe, la première personne (« je ») ainsi que les verbes actifs employés pour évoquer son pouvoir.
La force du début du poème, l’ampleur du rejet soulignent que la pipe est source de vie.
2. La faiblesse du poète
Par opposition, l’emploi de la minuscule pour le poète qui est désigné à la troisième personne « Il » : le poète est comme un être absent et qui subit.
Corbière emploie à dessein des expressions familières et apitoyées « Mon pauvre », « dors encore ». Ces expressions connotent en psychanalyse un retour à un état d’enfance. Il mord le tuyau de la pipe (« Et je sens mon tuyau qu’il mord… ») comme le nourrisson suce le sein maternel. La pipe devient une sorte de nourrice.
Le poète s’abandonne tout entier et transfert tout pouvoir à la Pipe. Mais ce transfert est plein de pudeur et d’humour.
On retrouve ici un écho du poème de Baudelaire « Je suis la Pipe d’un auteur » extrait des Fleurs du Mal (1857) : « Le poète est sorti de lui, pour se regarder fumer, se transformer en objet pensant ».
Mais comment se traduit l’action de la pipe ?
III. Réel et illusion
1. Le réel
Deux forces sont en présence : la Pipe (vers 1) et la Bête (vers 2).
Le mot Bête est souligné par le poète et mis en relief par la graphie en italique. La Bête symbolise la menace. Il s’agit d’une force non définie car elle est l’indicible, l’incontrôlable, il s’agit de toutes les forces occultes qu’il faudra exorciser.
Cette force non définie est suggérée simplement par les « chimères éborgnées ». Le mot « chimères » désigne au sens premier des dragons, des monstres fabuleux, inquiétants. Ces chimères peuplent l’inconscient du poète. L’adjectif familier « éborgnées » ajoute de l’angoisse.
Les « araignées » (vers 6) sont des forces plus précises qu’il faut exorciser comme le souligne l’article défini « les » araignées rappelant la Bête. Les araignées sont en écho du poème de Baudelaire « Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux » (« Spleen »).
Mais ici il s’agit surtout de l’expression humoristique de l’expression familière « Avoir une araignée dans le plafond » (v.5-6).
Les pulsions de l’inconscient et les bribes de souvenirs douloureux sont révélées par l’expression « une ombre connue » (vers 11) et le verbe « mord » (vers 12). Il s’agit de fantômes qui torturent le poète.
2. L’illusion
On note une rupture du rythme et des sonorités ainsi que le pouvoir magique du « je fume » (vers 5).
Les points de suspension répétés sont les silences comme en musique. Ils évoquent visuellement l’aspiration de la fumée et la langueur.
Le poète évoque un monde de défense, horizontal, clos : « ciel », « nuages », « mer » (qui phonétiquement fait songer à la mère), « désert » (vers 7-8).
La Pipe provoque l’arrachement au réel : « Un autre tourbillon délie/ Son âme, son carcan, sa vie! ». Les sonorités plus légères en [] et [i] connotent cette libération du poids du réel et détruisent la fermeture du carcan.
Le rêve finit par triompher la ligne vide matérialisée par des points de suspension après la vers 15 représente la béatitude silencieuse du sommeil, le rêve, l’illusion. Les frontières indécises entre le réel et l’imaginaire sont comme le brouillard du tabac.
Le dernier vers du poème « – S’il est vrai que tout est fumée … » traduit l’interrogation du poète : ce monde artificiel serait-il la réalité ? Le poème s’achève par un vertige absurde.
Le poème reste ouvert sur trois points de suspension.
Conclusion
A travers ce poème original, Corbière fait de la la Pipe, symbole d’évasion, de rêve qui permet au poète d’échapper à son mal de vivre, de son désenchantement.
Ce poème aborde un grand thème du XX ème siècle : ce monde artificiel serait-il la réalité ?
Le poète évoque une des solutions qui s’offrent à l’homme pour assumer jusqu’à l’absurde l’amertume du réel et la fuir par la drogue, qui est un des voyages possibles.
On peut rapprocher ce texte d’un poème en prose de Baudelaire intitulé « Enivrez-vous ». En effet, Ce poème reprend par bien des aspects une thématique chère à Baudelaire : « Il faut toujours être ivre. Tout est là. C’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve ».