Pierre Carlet de Marivaux

Marivaux, L’Île des Esclaves, Scène 6

Texte étudié

Scène VI. – Cléanthis, Iphicrate, Arlequin, Euphrosine.

CLEANTHIS. – Seigneur Iphicrate, puis-je vous demander de quoi vous riez ?
ARLEQUIN. – Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu’il était un ridicule.
CLEANTHIS. – Cela me surprend, car il a la mine d’un homme raisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propre aveu, regardez ma suivante.
ARLEQUIN, la regardant. – Malepeste ! quand ce visage-là fait le fripon, c’est bien son métier. Mais parlons d’autres choses, ma belle demoiselle ; qu’est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards ?
CLEANTHIS. – Eh ! mais la belle conversation.
ARLEQUIN. – Je crains que cela ne nous fasse bâiller, j’en bâille déjà. Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage.
CLEANTHIS. – Eh bien, faites. Soupirez pour moi ; poursuivez mon cœur, prenez-le si vous le pouvez, je ne vous en empêche pas ; c’est à vous de faire vos diligences ; me voilà, je vous attends ; mais traitons l’amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres ; allons-y poliment, et comme le grand monde.
ARLEQUIN. – Oui-da ; nous n’en irons que meilleur train.
CLEANTHIS. – Je suis d’avis d’une chose, que nous disions qu’on nous apporte des sièges pour prendre l’air assis, et pour écouter les discours galants que vous m’alliez tenir ; il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.
ARLEQUIN. – Votre volonté vaut une ordonnance. (A Iphicrate.) Arlequin, vite des sièges pour moi, et des fauteuils pour Madame.
IPHICRATE. – Peux-tu m’employer à cela ?
ARLEQUIN. – La république le veut.
CLEANTHIS. – Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l’entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d’honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela ; il n’est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement, n’épargnez ni compliment ni révérences.
ARLEQUIN. – Et vous, n’épargnez point les mines. Courage ; quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens ?
CLEANTHIS. – Sans difficulté ; pouvons-nous être sans eux ? c’est notre suite ; qu’ils s’éloignent seulement.
ARLEQUIN, à Iphicrate. – Qu’on se retire à dix pas.
Iphicrate et Euphrosine s’éloignent en faisant des gestes d’étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.
ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis. – Remarquez-vous, Madame, la clarté du jour ?
CLEANTHIS. – Il fait le plus beau temps du monde ; on appelle cela un jour tendre.
ARLEQUIN. – Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour, Madame.
CLEANTHIS. – Comment ! Vous lui ressemblez ?
ARLEQUIN. – Eh palsambleu ! le moyen de n’être pas tendre, quand on se trouve en tête à tête avec vos grâces ? (A ce mot, il saute de joie.) Oh ! oh ! oh! oh !
CLEANTHIS. – Qu’avez-vous donc ? Vous défigurez notre conversation.
ARLEQUIN. – Oh ! ce n’est rien : c’est que je m’applaudis.
CLEANTHIS. – Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici, Monsieur, vous êtes galant ; vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs ; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.
ARLEQUIN. – Et moi je vous remercie de vos dispenses.
CLEANTHIS. – Vous m’alliez dire que vous m’aimez, je le vois bien ; dites, Monsieur, dites ; heureusement on n’en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.
ARLEQUIN, l’arrêtant par le bras, et se mettant à genoux. – Faut-il m’agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux ?
CLEANTHIS. – Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d’affaires ; levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu’on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à moins ? Cela est étrange.
ARLEQUIN, riant à genoux. – Ah! ah ! ah ! que cela va bien ! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages.
CLEANTHIS. – Oh ! vous riez, vous gâtez tout.
ARLEQUIN. – Ah ! ah ! par ma foi, vous êtes bien aimable et moi aussi. Savez-vous ce que je pense ?
CLEANTHIS. – Quoi ?
ARLEQUIN. – Premièrement, vous ne m’aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde.
CLEANTHIS. – Pas encore, mais il ne s’en fallait plus que d’un mot, quand vous m’avez interrompue. Et vous, m’aimez-vous ?
ARLEQUIN. – J’y allais aussi, quand il m’est venu une pensée. Comment trouvez-vous mon Arlequin ?
CLEANTHIS. – Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma suivante ?
ARLEQUIN. – Qu’elle est friponne !
CLEANTHIS. – J’entrevois votre pensée.
ARLEQUIN. – Voilà ce que c’est; tombez amoureuse d’Arlequin, et moi de votre suivante. Nous sommes assez forts pour soutenir cela.
CLEANTHIS. – Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraient mieux faire que de nous aimer, dans le fond.
ARLEQUIN. – Ils n’ont jamais rien aimé de si raisonnable, et nous sommes d’excellents partis pour eux.
CLEANTHIS. – Soit. Inspirez à Arlequin de s’attacher à moi ; faites-lui sentir l’avantage qu’il y trouvera dans la situation où il est ; qu’il m’épouse, il sortira tout d’un coup d’esclavage ; cela est bien aisé, au bout du compte. Je n’étais ces jours passés qu’une esclave; mais enfin me voilà dame et maîtresse d’aussi bon jeu qu’une autre ; je la suis par hasard; n’est-ce pas le hasard qui fait tout ? Qu’y a-t-il à dire à cela ? J’ai même un visage de condition; tout le monde me l’a dit.
ARLEQUIN. – Pardi ! je vous prendrais bien, moi, si je n’aimais pas pas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui aussi de l’amour pour ma petite personne, qui, comme vous voyez, n’est pas désagréable.
CLEANTHIS. – Vous allez être content ; je vais rappeler Cléanthis, je n’ai qu’un mot à lui dire ; éloignez-vous un instant et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour moi ; car il faut qu’il commence ; mon sexe, la bienséance et la dignité le veulent.
ARLEQUIN. – Oh ! ils le veulent si vous voulez ; car dans le grand monde on n’est pas si façonnier ; et, sans faire semblant de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot clair à l’aventure pour lui donner courage, à cause que vous êtes plus que lui, c’est l’ordre.
CLEANTHIS. – C’est assez bien raisonner. Effectivement, dans le cas où je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m’assujettir à de certaines formalités qui ne me regardent plus ; je comprends cela à merveille ; mais parlez-lui toujours, je vais dire un mot à Cléanthis ; tirez-vous à quartier pour un moment.
ARLEQUIN. – Vantez mon mérite ; prêtez-m’en un peu à charge de revanche.
CLEANTHIS. – Laissez-moi faire. (Elle appelle Euphrosine.) Cléanthis !

Marivaux, L’île des esclaves

Introduction

Le théâtre de Marivaux manifeste son goût pour le travestissement (déguisement) qui a pour but de permettre à des jeunes gens que l’on fait marier d’observer leurs prétendants à leur insu (« Le jeu de l’amour et du hasard »). Dans L’île des esclaves, Marivaux exploite à nouveau ce déguisement pour l’associer à une réflexion philosophique et politique. Les valets prennent le rôle des maîtres.

La scène 6 que nous allons étudier est une scène de parodie de scène d’amour (connotation comique).

I. Le théâtre dans le théâtre (première thèse)

A. Le jeu en abîme (1er argument)

(Exemple) Les premières répliques et didascalies présentent l’œuvre scénique : il y a un dégagement de l’espace pour le jeu théâtral. Il y a une création d’un second espace pour les valets. Arlequin est le metteur en scène. En dégageant l’espace scénique, Arlequin précise le rôle d’acteurs et de spectateurs => fonctionne par deux (en couple) (parallélisme grammatical avec « et » qui coordonne deux éléments de même nature). Ce parallélisme sert à comparer, et soutient une opposition entre les maîtres et les valets. Tous ces parallélismes montrent que les maîtres sont les spectateurs de leur propre jeu, joué par leur valet.
(Conclusion de l’exemple) Nous sommes dans un moment de théâtre dans le théâtre, et ce sont les didascalies qui guident la représentation.

(Autre exemple) « Se promenant sur le théâtre » = un mouvement mécanique, le jeu est amplifié, déformé, caricatural. « L’arrêtant par le bras, et se mettant à genoux » : un jeu comique, une caricature qui prête à rire.

La mise en scène soutient la mise en abîme. Les maîtres jouent pour présenter à leur maître leurs défauts. Les didascalies des personnages sont plus présentes que celles de l’auteur lui-même.

B. Des spectateurs à l’intérieur même de la représentation (2nd argument)

Il y a deux sortes de spectateurs : les maîtres et nous (le public). La présence d’Euphrosine et d’Iphicrate est sensible au début, et est désignée au début et à la fin : « patron ».
Cet extrait est encadré par ces spectateurs pour souligner le jeu du regard.
Le but est de corriger les maîtres de leur caractère superflu. Marivaux espère faire jaillir ici la vérité du théâtre.
Les maîtres réalisent la vérité de leur comportement. Iphicrate et Euphrosine qui s’éloignent montrent l’inversion des rôles, ils obéissent ; alors qu’Arlequin et Cléanthis, sujets, les regardent s’en aller. Ils ne sont plus sujets mais objets (compléments d’objet) et subissent le même sort que celui qu’ils impriment à leur sujet.
« Étonnement et de douleur » = conséquence psychologique de cette inversion des rôles.
« Nous sommes aussi bouffons que nos patrons » = comparative des qualités = ils sont au même niveau, déprécient les maîtres par la réalité bouffonne.

Transition : on comprend que les valets entrent dans un jeu où ils vont mimer voire caricaturer leur maître. La présence de ces dernier est importante car il faut qu’ils assistent à cette représentation.

II. Nous sommes dans une parodie (2nde thèse)

Imitation des maîtres par leur valet avec un décalage qui nous amène dans le grotesque (parodie). Décalage entre Arlequin et Cléanthis.

A. Nous sommes dans une situation très codifiée (1er argument)

La situation obéit à un rituel (facile à mimer).

C’est une parodie qui va prendre corps parce que tout est en place pour une imitation.

B. Un code qui s’exerce à travers un thème traditionnel (2nd argument)

Un thème traditionnel de la rencontre = déclaration d’amour. Celle-ci se passe avec le lexique, avec les mots : « jour », « clarté », des termes lumineux, parlant du temps (façon polie d’entrer en conversation).
« Le plus beau temps du monde » = hyperbole, précieuse = déclaration d’amour.
Le vocabulaire est galant : « grâce », « douceur », « galant », « compliments » et le vocabulaire de l’amour va s’y joindre : « aimer », « flamme ».
La dominante des sentiments se voit par la ponctuation.
Tous ces éléments sont habituels d’une recette de séduction.

C. Une scène caricaturale

Arlequin est en rupture avec le discours des maîtres. La pièce est caricaturale car Arlequin et Cléanthis s’appliquent. Arlequin s’applaudit, il trouve qu’il joue bien (à la fois acteur et spectateur). Les répliques par leurs didascalies montrent qu’il y a un décalage entre Arlequin et ce qu’il joue.
Quand Arlequin s’exclame « Ah ! Ah ! » : il s’esclaffe et rit alors qu’il est à genoux. L’univers des maîtres est représenté par l’action « à genoux », mais « riant » introduit le décalage.
? Ces didascalies nous montrent que l’effet de caricature est en opposition avec le registre lyrique, avec l’expression des sentiments.

D. Caractère comique

Arlequin est le personnage de la farce. Le comique vient de l’exagération d’Arlequin et Cléanthis.
On est dans l’univers de la farce quand Arlequin saute de joie (gestion de la didascalie : « tire Cléanthis par le bras »). On est dans une mécanique imitative, dans un comique de geste et de langage.

Transition : Arlequin et Cléanthis font de cette scène une parodie entre imitation et décalage.

III. Corriger les moeurs par le rire (3ème thèse)

A. Une leçon pour les maîtres

Les maîtres sont des spectateurs impuissants d’un jeu dont la cruauté vient de la caricature. Derrière celle-ci il y a un projet de leur montrer (et non seulement à Iphicrate et Euphrosine) leur comportement afin qu’ils se corrigent.

Les maîtres sont brutaux : la brutalité avec laquelle Arlequin traite Iphicrate est identique à la brutalité des maîtres à l’égard de leur valet.

La scène d’amour est parodiée, Marivaux demande davantage de sincérité dans les sentiments. Elle montre que les maîtres sont bouffons dans leur comportement. C’est une leçon douloureuse pour eux, le rire d’Arlequin montrant le ridicule. Toutefois, le message est non agressif grâce au personnage d’Arlequin. Un public qui assiste, se sent concerné, n’est pas agressé par la bonne humeur d’Arlequin.

B. Une leçon rassurante pour les maîtres

En effet, on comprend que la brutalité d’Arlequin montre qu’il n’est pas à sa place dans le rôle de maître. Il joue un jeu un peu facile. Marivaux nous dit ici que la société est acceptable mais qu’il faut l’améliorer, qu’il tient en quelque sorte à conserver la société telle qu’elle est.

Conclusion

C’est une leçon cruelle pour ces maître : il s’agit pour eux de se voir imiter, singer, ridiculiser devant leur intimité. Le jeu est relativement bon enfant, pas méchant, et Arlequin n’est pas à la hauteur de son rôle de maître.

Ce n’est pas une scène de déguisement. Il y a ici de réelles questions de société qui sont soulevées. C’est une remise en cause qui prend corps.

Du même auteur Marivaux, La Seconde surprise de l'amour, Résumé scène par scène Marivaux, La Fausse suivante, Résumé scène par scène Marivaux, La Colonie, Résumé scène par scène Marivaux, La Dispute, Résumé scène par scène Marivaux, L'Îles des Esclaves, Scène 2 Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, Acte I, Scène 8 Marivaux, Le Jeu de l'amour et du hasard, Résumé Marivaux, l'Ile des esclaves, Résumé Marivaux, Le jeu de l'amour et du hasard, Acte III, Scène 2, Dialogue entre Dorante et Mario, Début à "que vous soyez le sien" Marivaux, La Vie de Marianne, A l’Église, Extrait

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