Verlaine, Ariettes Oubliées
Poème étudié
C’est l’extase langoureuse,
C’est la fatigue amoureuse,
C’est tous les frissons des bois
Parmi l’étreinte des brises,
C’est, vers les ramures grises,
Le chœur des petites voix.
O le frêle et frais murmure !
Cela gazouille et susurre,
Cela ressemble au cri doux
Que l’herbe agitée expire…
Tu dirais, sous l’eau qui vire,
Le roulis sourd des cailloux.
Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante
C’est la nôtre, n’est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne,
Dont s’exhale l’humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas ?
Verlaine, Ariettes oubliées
Introduction
Premier poème mis en musique par Debussy (1888) et Fauré (1891).
Une ariette est une petite aria, un air léger chanté à une seule voix et avec un seul instrument. A l’origine ils étaient insérés dans des opéras comiques où ils interrompaient le dialogue parlé.
De même les courts poèmes mélodiques de Verlaine sont des pauses dans la vie désorganisée du poète (cf. ses relations tumultueuses avec Rimbaud). Ils sont à une voix et à mi-voix. Ce sont des poèmes aux sonorités légères.
I. Un paysage ?
A. Le champ lexical
On relève des termes tels que « bois », « brises », « ramures », « petites voix » qui sont celles des oiseaux, « gazouille et susurre », « herbe », « eau », « cailloux », « plaine » ou « soir » qui décrivent une nature douce, calme et printanière.
B. Cependant interpénétration de la nature et du monde humain
On note, en plus du champ lexical se rapportant à la nature, un vocabulaire « humain » avec : « extase langoureuse », « fatigue amoureuse », « frissons », « étreinte », « voix », « murmure », « cri », « agitée », « âme qui se lamente », « dormante » ou « humble antienne » (une antienne étant un refrain chanté par un chœur pour accompagner un psaume).
Ces mots évoquent tantôt la volupté amoureuse, tantôt un sentiment religieux (cf. Verlaine lui-même).
Le paysage est personnifié aux vers 3, 4, 6, 10 et 14.
Le vers 6 est ambigu : la métaphore des chants d’oiseaux, ou alors des confidences humaines chuchotées.
Tout ceci dépeint un paysage réel et inférieur à la fois, caractérisé par son murmure frissonnant.
II. Une musique
A. Une musique sagement heureuse
Beaucoup de finesse et de ténuité dans cette ariette : bois (préféré à forêts), brises à vent, ramures à branches, petites, murmure, gazouille, susurre, doux, herbe, cailloux, humble… Autant de termes qui créent une impression d’intimité, de fragilité, de candeur enfantine peut-être.
Les sons sont souvent estompés (harmonie imitative des allitérations en [z], les diphtongues sont douces (ou et eu), il y a une abondance de rimes féminines, assonance en u ou encore des anaphores douces (c’est, cela, cette). Il y a également l’utilisation des sons r et fr pour exprimer le frisson léger.
A côté de cette impression d’intimité on note une harmonie en demi teinte, impressionniste (grise), un apaisement produit par les sensations auditives (sonorités du poème et sens des mots : petite voix, murmure, gazouille, susurre, expire, roulis sourd, antienne, tout bas) et tactiles (vers 3-4, frais au vers 7, tiède soir au vers 18).
B. De la tristesse aussi
Des termes comme « grise », le cri peut-être, l’âme qui se lamente (sons graves en decrescendo), l’interrogation anxieuse peut-être du vers 15 reprise par « dis » au vers 16 montrent la tristesse de ce poème.
Mais on note également des sonorités douces, l’atténuation de « tout bas », la beauté des échos (a au vers 13 : âme – lamente ; au vers 14 ; ienne aux vers 15 et 16). « Cette âme se lamente » mais il n’y a pas de souffrance vive : sens de l’oxymore « cri doux ».
Il y a donc de la tristesse dans ce poème mais c’est peut-être une tristesse heureuse… Tout ceci est assez mystérieux.
III. Le mystère
A. La confidence est mesurée, le mystère ne peut être éclairci
A qui ou à quoi renvoient tous ces démonstratifs, pourtant destinés par définition à montrer clairement de quoi on parle ? Faute de référant, ils renvoient seulement à quelqu’un ou quelque chose qui n’est connu que du poète, mais il garde son secret.
Dans le parallélisme des vers 1 et 2 « l’extase amoureuse » égale-t-elle donc « la fatigue amoureuse » ou s’agit-il de deux choses totalement différentes ? C’est impossible à savoir.
On remarque aussi l’imprécision de « cela ressemble » ajoutée à celle de « tu dirais » ainsi que les interrogations des vers 15 et 18.
B. S’agit-il d’amour ?
Le vocabulaire évoque parfois la volupté amoureuse (cf. Axe I) dans les paysages, la nature complice (l’étreinte des brises).
L’amour est aussi suggéré par le dialogue je-tu et le ton suppliant, réunis dans le parallélisme la mienne/la tienne et le pronom possessif « la notre ».
Cependant rien n’est sûr : s’agit-il de Mathilde, la femme de Verlaine ? C’est ce que semble suggérer la tonalité et le paysage (douceur, apaisement).
S’agit-il de Rimbaud ? De Verlaine se parlant à lui-même, réunissant les contradictions de son âme déchirée ?
Conclusion
En fait peu importe de quoi ou de qui il s’agit.
C’est avant tout une mélodie délicieuse et douloureuse à la fois, avec toute la fragilité du cœur et de l’âme de Verlaine, trop sensible pour n’être pas toujours en joie et tristesse, trop profond pour ne pas sentir combien la joie-tristesse est fragile, trop perdu pour ne pas chercher toujours le réconfort de l’amour, de la beauté et même de Dieu.
Cette ariette est une émouvante et très subtile musique intérieure du cœur.