Alfred de Musset

Musset, Fantasio, Acte I, Scène 2

Texte étudié

SPARK
Tu me fais l’effet d’être revenu de tout.

FANTASIO
Ah ! pour être revenu de tout, mon ami, il faut être allé dans bien des endroits.

SPARK
Eh bien donc ?

FANTASIO
Eh bien donc ! où veux-tu que j’aille ? Regarde cette vieille ville enfumée ; il n’y a pas de places, de rues, de ruelles où je n’aie rôdé trente fois ; il n’y a pas de pavés où je n’aie traîné ces talons usés, pas de maisons où je ne sache quelle est la fille ou la vieille femme dont la tête stupide se dessine éternellement à la fenêtre ; je ne saurais faire un pas sans marcher sur mes pas d’hier ; eh bien, mon cher ami, cette ville n’est rien auprès de ma cervelle. Tous les recoins m’en sont cent fois plus connus ; toutes les rues, tous les trous de mon imagination sont cent fois plus fatigués ; je m’y suis promené en cent fois plus de sens, dans cette cervelle délabrée, moi son seul habitant ! je m’y suis grisé dans tous les cabarets ; je m’y suis roulé comme un roi absolu dans un carrosse doré ; j’y ai trotté en bon bourgeois sur une mule pacifique, et je n’ose seulement pas maintenant y entrer comme un voleur, une lanterne sourde à la main.

SPARK
Je ne comprends rien à ce travail perpétuel sur toi-même ; moi, quand je fume, par exemple, ma pensée se fait fumée de tabac ; quand je bois, elle se fait vin d’Espagne ou bière de Flandre ; quand je baise la main de ma maîtresse, elle entre par le bout de ses doigts effilés pour se répandre dans tout son être sur des courants électriques ; il me faut le parfum d’une fleur pour me distraire, et de tout ce que renferme l’universelle nature, le plus chétif objet suffit pour me changer en abeille et me faire voltiger çà et là avec un plaisir toujours nouveau.

FANTASIO
Tranchons le mot, tu es capable de pêcher à la ligne.

SPARK
Si cela m’amuse, je suis capable de tout.

FANTASIO
Même de prendre la lune avec les dents ?

SPARK
Cela ne m’amuserait pas.

FANTASIO
Ah ! ah ! qu’en sais-tu ? Prendre la lune avec les dents n’est pas à dédaigner. Allons jouer au trente-et-quarante.

SPARK
Non, en vérité.

FANTASIO
Pourquoi ?

SPARK
Parce que nous perdrions notre argent.

FANTASIO
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que tu vas imaginer là ! Tu ne sais quoi inventer pour te torturer l’esprit. Tu vois donc tout en noir, misérable ! Perdre notre argent ! tu n’as donc dans le cœur ni foi en Dieu ni espérance ? tu es donc un athée épouvantable, capable de me dessécher le cœur et de me désabuser de tout, moi qui suis plein de sève et de jeunesse !

Il se met à danser.

SPARK
En vérité, il y a de certains moments où je ne jurerais pas que tu n’es pas fou.

FANTASIO, dansant toujours
Qu’on me donne une cloche ! une cloche de verre !

SPARK
A propos de quoi une cloche ?

FANTASIO
Jean-Paul n’a-t-il pas dit qu’un homme absorbé par une grande pensée est comme un plongeur sous sa cloche, au milieu du vaste Océan ? Je n’ai point de cloche, Spark, point de cloche, et je danse comme Jésus-Christ sur le vaste Océan.

SPARK
Fais-toi journaliste ou homme de lettres, Henri, c’est encore le plus efficace moyen qui nous reste de désopiler la misanthropie et d’amortir l’imagination.

FANTASIO
Oh ! je voudrais me passionner pour un homard à la moutarde, pour une grisette, pour une classe de minéraux. Spark ! essayons de bâtir une maison à nous deux.

SPARK
Pourquoi n’écris-tu pas tout ce que tu rêves ? cela ferait un joli recueil.

FANTASIO
Un sonnet vaut mieux qu’un long poème, et un verre de vin vaut mieux qu’un sonnet.

Il boit.

SPARK,
Pourquoi ne voyages-tu pas ? va en Italie.

FANTASIO
J’y ai été.

SPARK
Eh bien ! est-ce que tu ne trouves pas ce pays-là beau ?

FANTASIO
Il y a une quantité de mouches grosses comme des hannetons qui vous piquent toute la nuit.

SPARK
Va en France.

FANTASIO
Il n’y a pas de bon vin du Rhin à Paris.

SPARK
Va en Angleterre.

FANTASIO
J’y suis. Est-ce que les Anglais ont une patrie ? J’aime autant les voir ici que chez eux.

SPARK
Va donc au diable, alors.

FANTASIO
Oh ! s’il y avait un diable dans le ciel ! s’il y avait un enfer, comme je me brûlerais la cervelle pour aller voir tout ça ! Quelle misérable chose que l’homme ! ne pas pouvoir seulement sauter par sa fenêtre sans se casser les jambes ! être obligé de jouer du violon dix ans pour devenir un musicien passable ! Apprendre pour être peintre, pour être palefrenier ! Apprendre pour faire une omelette ! Tiens, Spark, il me prend des envies de m’asseoir sur un parapet, de regarder couler la rivière, et de me mettre à compter un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, et ainsi de suite jusqu’au jour de ma mort.

SPARK
Ce que tu dis là ferait rire bien des gens ; moi, cela me fait frémir : c’est l’histoire du siècle entier. L’éternité est une grande aire, d’où tous les siècles, comme de jeunes aiglons, se sont envolés tour à tour pour traverser le ciel et disparaître ; le nôtre est arrivé à son tour au bord du nid ; mais on lui a coupé les ailes, et il attend la mort en regardant l’espace dans lequel il ne peut s’élancer.

Introduction

Musset est un auteur du XIXème siècle, le siècle des changements, qui fait partie de l’école littéraire du romantisme. La première représentation de « Fantasio » a eu lieu en 1834, c’est un drame romantique au titre éponyme qui raconte la vie d’un petit bourgeois endetté qui tente de s’en sortir par la supercherie, mais qui traîne son désespoir avec ses amis.

L’extrait que nous allons étudier est la seconde scène du premier acte, un dialogue entre Fantasio et son ami Spark où Fantasio lui exprime son malheur.

I. Le mal être de Fantasio

J’observe : – « je » + deux personnages présents.
? J’analyse : – Il s’agit d’une confession car il y a un dialogue.

J’observe : – Première réplique de Spark : « tu me fais l’effet d’être revenu de tout »
? J’analyse : – Il est las, désabusé.

J’observe : – Forte utilisation de « pourquoi ? » + lyrisme : points d’exclamation, d’interrogation + « où veux-tu que j’aille ? ».
? J’analyse : Le héros est en questionnement.

J’observe : – Spark : « En vérité, il y a de certains moments où je ne jurerais pas que tu n’es pas fou ».
? J’analyse : On le prend pour un marginal, on le considère comme un fou

J’observe : – Anaphore en « tout » + beaucoup de négations.
? J’analyse : Il est désabusé.

J’observe : – Les verbes sont conjugués au passé (proche).
? J’analyse : Ce mal concerne quelqu’un de jeune.

J’observe : – « un homme absorbé par une grande pensée est comme un plongeur sous sa cloche ».
? J’analyse : Il se compare à un plongeur, cela signifie qu’il s’enfonce dans son mal être et qu’il n’arrive pas à garder la tête hors de l’eau.

J’observe : – Verbe « essayer » + verbes conjugués au conditionnel.
? J’analyse : Il a envie de changer mais il n’y arrive pas.

J’observe : – Négations.
? J’analyse : Il refuse toutes les propositions de Sparke.

J’observe : – « l’âme est immortelle et la vie est un jour ».
? J’analyse : On voit par cette métaphore que son malheur est très profond, il envisage même la mort. Pour lui la vie n’a pas d’importance, c’est un marginal.

J’observe : – « où veux-tu que j’aille ? ».
? J’analyse : Il est seul.

J’observe : – « Ce que tu dis là ferait rire bien des gens ; moi, cela me fait frémir : c’est l’histoire du siècle entier. L’éternité est une grande aire, d’où tous les siècles, comme de jeunes aiglons, se sont envolés tour à tour pour traverser le ciel et disparaître ; le nôtre est arrivé à son tour au bord du nid ; mais on lui a coupé les ailes, et il attend la mort en regardant l’espace dans lequel il ne peut s’élancer ».
? J’analyse : Dans cette réplique il définit le mal être de Fantasio en se servant d’une comparaison.

II. Le héros romantique

J’observe : – « il se met à danser »
? J’analyse : C’est un héros jeune et fougueux.

J’observe : – « En vérité, il y a de certains moments où je ne jurerais pas que tu n’es pas fou ».
? J’analyse : La jeunesse est associée à la folie

J’observe : – Points d’exclamation.
? J’analyse : Lyrisme, exaltation.

J’observe : – « Tiens, Spark, il me prend des envies de m’asseoir sur un parapet, de regarder couler la rivière, et de me mettre à compter un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, et ainsi de suite jusqu’au jour de ma mort ».
? J’analyse : Il est malheureux.

J’observe : – « c’est l’histoire du siècle entier ».
? J’analyse : Il a le mal du siècle.

J’observe : – « Qu’on me donne une cloche ! » et « Oh ! je voudrais me passionner pour un homard à la moutarde ».
? J’analyse : Il est insouciant, il parle dans son malheur de choses peu importantes.

J’observe : – « essayons de bâtir une maison à nous deux ».
? J’analyse : Il a la volonté de bâtir un nouveau monde car celui-ci ne lui plait pas.

J’observe : – « Pourquoi n’écris-tu pas tout ce que tu rêves ? ».
? J’analyse : Importance du rêve et de l’imaginaire.

J’observe : – Anaphore en « apprendre » + « s’il y avait un enfer, comme je brûlerais la cervelle pour aller voir tout ça ! ».
?J’analyse : Il a envie d’actions héroïques.

J’observe : – « moi qui suis plein de sève et de jeunesse » + « je » + dialogue.
?J’analyse : Exaltation du moi.

J’observe : – « quelle misérable chose que l’homme ? ».
? J’analyse : Il a du mal à définir ce qu’est l’homme.

Conclusion

Comme tous les dramaturges romantiques de ce siècle, Alfred de Musset fait ressortir de façon engagée à travers son héros le mal « du siècle » qu’était celui du peuple de l’époque.

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