Jean-Jacques Rousseau

Rousseau, Les Confessions, La Chasse aux pommes

Texte étudié

Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois, est celui d’une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étaient au fond d’une dépense qui, par une jalousie élevée, recevait du jour de la cuisine. Un jour que j’étais seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J’allai chercher la broche pour voir si elle y pourrait atteindre: elle était trop courte. Je l’allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu gibier ; car mon maître aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès ; enfin je sentis avec transport que j’amenais une pomme. Je tirai très doucement : déjà la pomme touchait à la jalousie, j’étais prêt à la saisir. Qui dira ma douleur ? La pomme était trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que d’inventions ne mis-je point en usage pour la tirer ! Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. A force d’adresse et de temps je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pièces l’une après l’autre : mais à peine furent-elles séparées, qu’elles tombèrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction.

Je ne perdis point courage ; mais j’avais perdu beaucoup de temps. Je craignais d’être surpris ; je renvoie au lendemain une tentative plus heureuse, et je me remets à l’ouvrage tout aussi tranquillement que si je n’avais rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense. Le lendemain, retrouvant l’occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j’allonge la broche, je l’ajuste ; j’étais prêt à piquer… Malheureusement le dragon ne dormait pas : tout à coup la porte de la dépense s’ouvre ; mon maître en sort, croise les bras, me regarde, et me dit: Courage !… La plume me tombe des mains. Bientôt, à force d’essuyer de mauvais traitements, j’y devins moins sensible ; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, c’était m’autoriser à l’être. Je trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état, et qu’en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l’autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu’auparavant. Je me disais : Qu’en arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis fait pour l’être.

Introduction

S’inspirant du titre éponyme de St Augustin, Jean-Jacques Rousseau compose à partir de 1765 une œuvre autobiographique originale, qui présente sa vie et met en exergue les causes profondes de ses choix et prises de position. Son œuvre est bien destinée à un public, et à entretenir l’image que Rousseau veut donner de lui.

Problématiques

1) Dans quelle mesure peut-on rapprocher « Les Confessions » de Rousseau de celles de St Augustin ? Analyser la posture intellectuelle des deux auteurs, et les rapports que peut entretenir de facto Rousseau avec son illustre prédécesseur.

2) Étudier le texte en montrant comment le narrateur donne de l’importance à l’épisode pour en tirer des observations justifiant son comportement.

I. Un épisode mémorable et trépidant

A. Les références littéraires et mythologiques

Rousseau soigne son écriture et son style : il écrit un roman, et lui donne les caractéristiques de la fiction : l’action est bien visible, progressive, le héros = le narrateur met en scène l’épisode. L’auteur cherche à capter l’attention du lecteur.

La pomme et le jardin des Hespérides : fait ici référence aux douze travaux d’Hercule, ce jardin étant alors gardé par une créature monstrueuse. Rousseau décrit de telle manière la configuration de l’épisode, que les pommes semblent effectivement aussi inaccessibles et donc d’autant plus désirables que le jardin mythologique. La pomme, précieuse, est également celle qu’a croquée Eve dans le jardin d’Eden, autre jardin mythique gardé par une créature, le serpent, qui cherche à corrompre Eve. Rousseau, le narrateur, en ayant recours à de tels rapprochements, donne encore plus d’éclat à son histoire, en fait un acte héroïque, mythique, fondateur (car telle est la fonction du mythe : fonder).

Ainsi, dès les premières lignes, en faisant allusion à des mythes bien connus, l’auteur laisse présager le but de son entreprise : dévoiler les racines de ses réflexions.

B. Un récit plaisant et au suspense entretenu

Une narration captivante : l’emploi du passé simple, combiné parfois avec de l’imparfait pour rappeler le cadre de l’histoire (« un jour que j’étais seul dans la maison » l. 4, « mon maître aimait la chasse » l. 9), montre que l’action est limitée dans le temps, ponctuelle, rapide. Le lecteur est tenu en haleine : les phrases sont courtes, s’enchaînent rapidement (énumérations et ponctuation). Majorité de verbes d’actions : « montai », « allai chercher », « allongeai »… Le lecteur est plongé dans le récit.

Le suspense est introduit dès la première phrase : « un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois », le lecteur est intrigué par cette dualité et poursuit donc sa lecture, attiré tant par le côté comique que par l’aspect effrayant, deux sentiments qui attisent sa curiosité. Le narrateur décrit la situation dans ses moindres détails, progressivement, on le suit dans son aventure : il place d’abord le contexte « ces pommes étaient au fond d’une dépense… cuisine », puis détaille les étapes de la chasse aux pommes. Il ne livre pas tout de suite les causes de ses déconvenues : ni la pomme qui est trop grosse, qui est introduite d’abord par la question « qui dira ma douleur ? », ni le fait d’être pris en flagrant délit, qui est introduit par « sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense ».

II. La narration d’une expérience fondatrice

A. L’autobiographie comme outil de retour sur soi

Rousseau retourne en enfance, dans sa mémoire, et en évoque un épisode marquant. Il le narre dans ses moindres détails. La première partie du récit est purement narrative, descriptive, tandis que la seconde (à partir de la ligne 29) est bien plus introspective. Les verbes d’action font alors place aux verbes de réflexion (« parurent », « regarder la punition », « jugeais », « trouvais que »).

L’autobiographie comme entreprise psychanalytique : Rousseau développe dans cette deuxième partie les conséquences psychologiques de son comportement enfantin. Il s’endurcit, ne craint plus la punition, au contraire, il la souhaite car elle le renforce dans une image de lui et une attitude qui lui plaisent : celles d’un vaurien, d’un « fripon », et la cohérence entre son comportement (voler des pommes et continuer malgré l’interdiction et les mises en garde) et la réaction de son maître (le battre) le réconforte. Il recherche cette cohérence, cette logique des choses, et adopte le comportement que cette logique implique « je jugeais que me battre comme fripon, c’était m’autoriser à l’être ».

B. Une anecdote d’enfance qui inspirera à Rousseau ses thèmes de prédilection

Le thème de la justice sociale et de la hiérarchie : Il évoque « son maître », auquel il est soumis puisqu’il le bat, mais il remet également en cause ces rapports sociaux inégaux puisque Rousseau continue à le provoquer en volant et donc à agir subversivement, déjà enfant, comme il le fera par la suite avec sa plume.

Le thème majeur de l’éducation : Rousseau dénonce ici les méfaits d’une éducation absurde et contre-productive : en le battant, en lui administrant un châtiment dans le but de le corriger et donc de le rendre plus vertueux, le maître renvoie à son élève l’image d’un fripon, image qui plaît à ce dernier et à laquelle il va chercher à se conformer. Plus il est battu, et plus il persiste dans le vol, plus il s’endurcit « à force d’essuyer de mauvais traitements, j’y deviens moins sensible » et plus il va chercher à se venger. Rousseau pose ainsi la question de l’utilité de la répression, et du sens de l’éducation. Il montre dans cette anecdote que l’éducation qu’il a reçue et dénonce ici a pour conséquences d’abrutir et non d’éveiller l’enfant, qui se cherche alors dans le regard et les réactions de son maître (« je jugeais que me battre comme fripon, c’était m’autoriser à l’être », « en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l’autre à mon maître »). L’enfant n’est alors pas du tout incité à se trouver, à se connaître par lui-même. Il agit par réaction et non par action.

Conclusion

Ce récit, qui est de premier abord une simple anecdote, nous livre en fait les ressorts de la réflexion de Rousseau, qui approfondira le thème de l’éducation dans Emile ou de l’éducation. Il pose la question, toujours actuelle, de l’efficacité de la répression, qui d’après lui serait complètement contre-productive et abrutissante.

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