Albert Camus

Camus, La Peste, Quatrième partie, La Mort de l’enfant

Introduction

L’œuvre de Camus pourrait s’ordonner autour de deux pôles : l’absurde, dont l’œuvre représentative reste L’Étranger (1942), et la révolte, avec La Peste (1947), mouvement de pensée d’après lequel il existe une valeur qui donne à l’action son sens et ses limites : la nature humaine. Le texte que nous avons à étudier est extrait de la quatrième partie de La Peste. Nous avons assisté à la lente évolution dramatique du fléau de la peste, grâce à la chronique de l’épidémie tenue par le héros, le docteur Rieux. L’épidémie est ici à son paroxysme, la ville d’Oran est isolée du monde. Rieux a trouvé en Tarrou un ami et un organisateur efficace, un homme tout autant révolté et volontaire que lui pour combattre le fléau, afin de retrouver la paix intérieure. Dans ce passage, nous assistons à la mort d’un enfant, d’un innocent, difficile à supporter par conséquent, tant pour les personnages que pour les lecteurs. Il s’agit du fils du juge Othon, que les parents ne peuvent pas veiller puisqu’ils suivent la quarantaine.

Nous nous demanderons donc dans quelle mesure l’enfant mis en scène peut apparaître comme le symbole des innocents, un martyr, frappés injustement par le Mal. Dans un premier temps, nous verrons donc qu’il s’agit d’une scène émouvante ; et dans un deuxième temps, nous verrons qu’il s’agit d’une scène révoltante.

I. Une scène émouvante

A. Le cadre

La scène se déroule dans une salle de classe, transformée pour l’occasion en hôpital. Or, une salle de classe symbolise communément la vie, la jeunesse, avec tout ce que cela implique – l’éducation, l’instruction, l’avenir… Cependant, cette salle est désormais marquée par la souffrance, la mort. Ce paradoxe ne peut que heurter la sensibilité du lecteur. Aussi notons-nous la violence des éléments, qui viennent frapper ce cadre : « la lumière passait du rose au jaune », « une matinée de chaleur », « crépiter ». Le lieu de l’action semble ainsi dépourvu de toute humanité. En outre, le narrateur omniscient utilise un vocabulaire se rapportant aux sens, et dénotant la souffrance qui envahit ce lieu : « C’est à peine si on entendit », « Les mains (…) remontèrent, grattèrent la couverture », « regarda », « cri », « protestation », « cri », « entendre dire d’une voix », « plainte », « crier », « exclamations », « plainte », « cri », « gémissaient de plus en plus fort », « marée de sanglots », « ferma les yeux », « cri », « plaintes »… Ce champ lexical des perceptions sensorielles rend compte de la souffrance physique éprouvée par les lépreux, et de la souffrance morale de ceux qui assistent à cette scène inhumaine, notamment celle de Rieux. Les malades « luttent » contre la mort. La métaphore « Une marée de sanglots » montre que cette salle de classe, transformée en infirmerie, est inondée de souffrance. Le cadre apparaît inhumain et suscite la pitié du lecteur. Ce texte repose alors sur le registre pathétique.

B. La souffrance humaine

Dans ce cadre à la limite de l’humanité, les cris et les gémissements se font de plus en plus intenses. Ils emplissent peu à peu l’espace ; c’est là le dernier et le seul moyen de révolte de ces enfants ; ils en sont d’autant plus émouvants. A cet égard, figure un important champ lexical du corps : « yeux », « mains », « genoux », « jambes », « cuisses », « ventre », « yeux », « bouche », « serrait les dents », « genoux », « genoux », « bouche ouverte », « visage ». Ainsi, la souffrance défigure les corps des personnages. La multiplication de ces références aux corps des lépreux efface toute allusion d’ordre psychologique. La souffrance physique est telle que la dimension morale est passée sous silence. Aussi, pouvons-nous parler d’une certaine animalisation de ces enfants, comme tend à le démontrer la comparaison animale : « Les mains, devenues comme des griffes ». L’homme se trouve rabaissé au stade animal. Cette scène est donc décrite sans fard, avec réalisme et simplicité, mais aussi sans surcharge émotionnelle inutile : la simplicité du vocabulaire utilisé par Camus est à noter. C’est d’ailleurs une habitude d’écriture de l’auteur que d’utiliser un registre de langue tout à fait courant et des phrases généralement courtes et dont la syntaxe reste souvent élémentaire : c’est une manière d’exprimer l’absurdité de certaines scènes, l’injustice subie par les hommes. Cette neutralité et cette objectivité, dans la description de cette souffrance, renforcent le pathétique de la scène, qui ne peut que toucher le lecteur.

II. Une scène révoltante

A. L’enfant martyr

L’enfant est le véritable centre d’intérêt de ce texte : tout le monde l’observe et s’apitoie sur son sort. Le reste de la salle est considéré comme une masse toute aussi souffrante mais plongée dans l’anonymat : « la plainte anonyme », « les malades », « les autres malades », « une marée de sanglots ». Véritable point de gravitation des regards des personnages et du narrateur omniscient, sa souffrance est ainsi mise en valeur. En fait, il apparaît comme le symbole de la douleur, de l’injustice vécue et subie par les Oranais. C’est l’enfant martyr. Dans l’imaginaire collectif, la mort d’un enfant touche davantage que celle d’un adulte. C’est d’ailleurs une tradition dans la littérature que de mettre en scène la mort d’un enfant afin de toucher la sensibilité du lecteur, comme par exemple le « Souvenir de la nuit du 4 » de Hugo, dans Les Châtiments (1853). De plus, la mort de l’enfant innocent a toujours été une objection pour les adversaires de la foi en la Providence. Dans ce texte, il symbolise l’innocence, et, par là, tous les innocents n’ayant plus de noms désormais, la masse anonyme. L’émotion ressentie croît à partir du moment où il ouvre les yeux, et atteint son paroxysme lorsqu’il regarde Rieux. A cet égard, le narrateur ne dit plus « le docteur Rieux », mais « Rieux » : le héros n’est plus vu en fonction de son rôle social mais bien en fonction de son humanité, en tant qu’homme qui souffre, qui a des sentiments face à ce petit être qui se débat, qui lutte contre la mort. L’enfant est donc le symbole de la souffrance, comme l’objet d’un sacrifice afin de satisfaire le désir de la puissance du Mal. Cette scène nous rappelle alors l’épisode biblique dans lequel Dieu, afin de s’assurer de la foi du patriarche Abraham, demande le fils de celui-ci, Isaac, en sacrifice.

B. L’impuissance des adultes

Dans cette scène, comme dans bien d’autres de La Peste, les adultes se présentent impuissants face à l’épidémie. Nul ne peut vaincre les forces du Mal. Aussi, relevons-nous l’expression « Tous attendaient », au début du texte, montrant la passivité de ceux qui l’entourent. En outre, tandis que la douleur des enfants est active, celle des adultes est contenue, muette, bien que toute aussi terrible : « Rieux serrait les dents et Tarrou se détourna ». Bien que ces deux personnages soient révoltés et volontaires pour combattre le fléau, ils se montrent sensibles et faillibles dans cet extrait : chacun comprend que l’enfant est perdu. Rieux sent que la lutte est à nouveau perdue, en dépit de tous les efforts fournis pour sauver cet enfant. Aussi, notons-nous un champ lexical de la résignation : « se détourna », « ferma les yeux », « ivre de fatigue et de dégoût ». Rieux ne s’habituera jamais à la mort de ses semblables, toujours considérée comme une défaite. Seule l’amitié permet d’éviter la totale résignation, face à l’absurdité de la condition humaine : « il trouva Tarrou près de lui ». L’ami fidèle est là pour affronter ce difficile moment. Cependant, la réalité est là, le silence final annonce la mort de l’enfant; il est à noter que le terme « mort » n’est pas mentionné : Castel utilise la périphrase « c’est fini », comme pour amoindrir la douleur des autres, à cause de cette mort qui n’en finit pas de sévir à Oran.

Conclusion

Nous avons donc ici un des moments les plus forts de l’œuvre sur le plan émotionnel. A travers la description pathétique de l’agonie d’un enfant, nous découvrons toute l’horreur de la peste. Le fils du juge Othon devient un symbole, celui de l’innocence martyrisée. Camus nous conte cette lutte avec beaucoup de simplicité, sans surcharge émotionnelle, ce qui ne fait qu’en accroître l’horreur. Les semaines qui suivront cette apogée vont montrer une décroissance de ce Mal, ce Mal aussi bien physique que moral, qui peut très bien être vu comme une allégorie de l’époque de Camus, avec l’émergence du nazisme en Europe.

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