Eugène Ionesco

Ionesco, Rhinocéros, Acte I, La leçon de morale de Jean

Texte étudié

Acte premier

Bérenger, venant de la gauche
Bonjour, Jean.

Jean
Toujours en retard, évidemment ! (Il regarde sa montre-bracelet.) Nous avions rendez-vous à onze heures trente. Il est bientôt midi.

Bérenger
Excusez-moi. Vous m’attendez depuis longtemps ?

Jean
Non. J’arrive, vous voyez bien.

Ils vont s’asseoir à une des tables de la terrasse du café.

Bérenger
Alors, je me sens moins coupable, puisque…vous-même…

Jean
Moi, c’est pas pareil, je n’aime pas attendre, je n’ai pas de temps à perdre. Comme vous ne venez jamais à l’heure, je viens exprès en retard, au moment où je suppose avoir la chance de vous trouver.

Bérenger
C’est juste… c’est juste, pourtant…

Jean
Vous ne pouvez affirmer que vous venez à l’heure convenue !

Bérenger
Évidemment…je ne pourrais l’affirmer.

Jean et Bérenger se sont assis

Jean
Vous voyez bien.

Bérenger
Qu’est-ce que vous buvez ?

Jean
Vous avez soif, vous, dès le matin ?

Bérenger
Il fait tellement chaud, tellement sec.

Jean
Plus on boit, plus on a soif, dit la science populaire…

Bérenger
Il ferait moins sec, on aurait moins soif si on pouvait faire venir dans notre ciel des nuages scientifiques.

Jean, examinant Bérenger
Ça ne ferait pas votre affaire. Ce n’est pas d’eau que vous avez soif, mon cher Bérenger…

Bérenger
Que voulez-vous dire par là, mon cher Jean ?

Jean
Vous me comprenez très bien. Je parle de l’aridité de votre gosier. C’est une terre insatiable.

Bérenger
Votre comparaison, il me semble…

Jean, l’interrompant
Vous êtes dans un triste état, mon ami.

Bérenger
Dans un triste état, vous trouvez ?

Jean
Je ne suis pas aveugle. Vous tombez de fatigue, vous avez encore perdu la nuit, vous baillez, vous êtes mort de sommeil.

Bérenger
J’ai un peu mal aux cheveux…

Jean
Vous puez l’alcool !

Bérenger
J’ai un petit peu la gueule de bois, c’est vrai !

Jean
Tous les dimanches matin, c’est pareil, sans compter les jours de la semaine.

Bérenger
Ah !
Non, en semaine, c’est moins fréquent, à cause du bureau…

Jean
Et votre cravate, où est-elle ? Vous l’avez perdue dans vos ébats !

Bérenger, mettant la main à son cou
Tiens, c’est vrai, c’est drôle, qu’est-ce que j’ai bien pu en faire ?

Jean, sortant une cravate de la poche de son veston
Tenez, mettez celle-ci.

Bérenger
Oh, merci, vous êtes bien obligeant.
Il noue la cravate à son cou.

Jean, pendant que Bérenger noue sa cravate au petit bonheur
Vous êtes tout décoiffé ! (Bérenger passe les doigts dans ses cheveux.) Tenez voici un peigne !
Il sort un peigne de l’autre poche de son veston

Bérenger, prenant le peigne
Merci.
Il se peigne vaguement

Jean
Vous ne vous êtes pas rasé ! Regardez la tête que vous avez.
Il sort une petite glace de la poche intérieure de son veston, la
Tend à Bérenger qui s’y examine ; en se regardant dans la glace,
Il tire la langue.

Bérenger
J’ai la langue bien chargée.

Jean, reprenant la glace et la remettant dans sa poche
La cirrhose vous menace, mon ami.

Bérenger, inquiet
Vous croyez,…

Jean, à Bérenger qui veut lui rendre la cravate.
Gardez la cravate, j’en ai en réserve.

Bérenger, admiratif
Vous êtes soigneux, vous

Jean, continuant d’inspecter Bérenger
Vos vêtements sont tout chiffonnés, c’est lamentable, votre chemise est d’une saleté repoussante, vos souliers… (Bérenger essaye de cacher ses pieds sous la table). Vos souliers ne sont pas cirés… Quel désordre !… Vos épaules …

Bérenger
Qu’est-ce qu’elles ont, mes épaules,…

Jean
Tournez-vous. Allez, tournez-vous. Vous vous êtes appuyé contre un mur… (Bérenger étend mollement sa main vers Jean.) Non, je n’ai pas de brosse sur moi. Cela gonflerait les poches. (Toujours mollement, Bérenger donne des tapes sur ses épaules pour en faire sortir la poussière blanche ; Jean écarte la tête.)
Oh ! Là là…Où donc avez-vous pris cela ?

Bérenger
Je ne m’en souviens pas.

Jean
C’est lamentable, lamentable ! J’ai honte d’être votre ami.

Bérenger
Vous êtes bien sévère…

Jean
On le serait à moins !

Bérenger
Écoutez, Jean. Je n’ai guère de distractions, on s’ennuie dans cette ville, je ne suis pas fait pour le travail que j’ai… tous les jours, au bureau, pendant huit heures, trois semaines seulement de vacances en été ! Le samedi soir, je suis plutôt fatigué, alors, vous me comprenez, pour me détendre.

Jean
Mon cher, tout le monde travaille et moi aussi, moi aussi comme tout le monde, je fais tous les jours mes huit heures de bureau, moi aussi, je n’ai que vingt et un jours de congé par an, et pourtant, pourtant vous me voyez. De la volonté, que diable !…

Introduction

Le texte que nous allons étudier est tiré de la pièce de théâtre Rhinocéros d’Eugène Ionesco, représentée pour la première fois en 1960. Cette pièce, appartenant au théâtre d’avant-garde, raconte l’histoire de la population d’un petit village provincial qui se transforme petit à petit en rhinocéros. Bien que Ionesco se refuse à un théâtre engagé, cette transformation symbolise la montée du totalitarisme contre lequel s’est battu l’auteur durant toute sa vie.

Dans cette scène d’exposition deux amis, Jean et Bérenger, se rencontrent à la terrasse d’un café. Nous verrons quels sont les ressorts essentiels de ces premières répliques en étudiant tout d’abord l’opposition des personnages, puis le comique de la situation, et enfin le symbolisme du passage.

I. Opposition des personnages

1. Opposition physique

Nous avons tout d’abord une description physique de Jean. Il nous apparaît comme un personnage coquet, très bien habillé alors que rien ne justifie sa tenue dominicale, cérémonie messe ou autre. Au contraire de Jean, Bérenger fait l’objet de tous les reproches de son ami qui fait remarquer son coté négligé, débraillé et peu présentable.

2. Opposition de caractère

Au niveau des caractères nous retrouvons les mêmes oppositions c’est-à-dire, que le physique de Bérenger reflète son caractère. Il affiche très ouvertement un laisser-aller qui laisse deviner son inaptitude à se plier aux règles et à s’intégrer socialement. Son problème d’alcoolisme accentue son manque de confiance en lui et sa « gueule de bois », trahit son malaise. Jean au contraire s’affiche pointilleux, « toujours en retard. Nous avions rendez-vous à 11 h 30. Il est bientôt midi ». C’est un personnage de principes, ayant le sens du devoir et soucieux des apparences.

Dans cette scène d’introduction, Ionesco nous présente deux personnages qui sont complètement opposés. Jean, qui ne semble ne rien avoir à se reprocher, fait preuve d’un esprit extrêmement conformiste qui laisse tout de même voir une faiblesse, qui est de se cacher derrière toutes ses apparences. Bérenger est victime d’un grand malaise, mais même lorsqu’il essaye d’exprimer son désarroi, son ami ne le comprend pas et le rabaisse . Cette opposition est tout de même source d’un certain comique, que nous pouvons observer au niveau de caractère et de la situation.

II. Le comique

1. De caractère

Dans leurs oppositions les plus marquées, les personnages sont très schématisés. Ils semblent n’avoir aucune mesure, Jean dans la maniaquerie et Bérenger dans la négligence et le laisser-aller. Le tableau en est amusant mais très étrange ; C’est Bérenger qui toujours persécuté par son ami devient sympathique. Il apparaît comme une victime des exigences déplacées de Jean et de la vie en général. Jamais cependant, il ne perd patience, au contraire, il répond avec la plus grande politesse : « oh merci vous êtes bien obligeant », « vous êtes soigneux, vous ».

2. De situation

La situation n’en est pas moins comique car Jean toujours très soigneux, dans le but d’aider son ami à se refaire une toilette et une tenue correcte, sort de sa poche une cravate, un miroir et un peigne à la grande surprise du lecteur. L’absence de mesure chez les deux personnages font rire, Jean pour son trop-plein d’organisation et de prévoyance et Bérenger pour son manque de soin.

Les différences des personnages font donc sourire le spectateur qui assiste à la première scène de la pièce. Cette première scène nous présente du point de vue physique et moral les personnages de façon schématisée au point d’être comique. Ils représentent ainsi des symboles.

III. Le symbolisme

1. La description de Bérenger permet à Ionesco d’entamer sa critique de l’anti-conformisme. Il devient un anti-héros en mal de vivre, ayant des problèmes existentiels. Ce malaise concerne également son travail puisqu’il confie : « je ne suis pas fait pour le travail que j’ai ». Incapable de se projeter dans le temps, il est le marginal par excellence. Du fait de son grand désarroi, le lecteur est affecté par son malaise, ce qui le rend très humain et donc sympathique.

2. Au contraire, Jean symbolise la maîtrise et l’organisation. Toujours capable de se projeter dans le temps, rempli de cette morale du devoir, n’affichant aucun défaut trouvant sans cesse « la volonté » dont il parle pour le travail, Jean devient presque antipathique. Ce complexe de supériorité ne serait-il pas révélateur d’une certaine faiblesse ? Pourquoi se cacher derrière la rigidité de ses apparences ?

Il représente tous les types de conformismes que critique Ionesco. Nous verrons plus loin dans la pièce, qu’il est annonciateur de l’idéologie nazie.

Conclusion

Dans cette scène d’exposition, Ionesco développe un ton comique en jouant sur l’opposition des personnages, et nous donne l’impression que Jean, plus fort de caractère et plein de morale et de bon sens, va résister au totalitarisme alors que Bérenger, peu déterminé et faible, se laissera emporter par le mouvement et se transformera rapidement en rhinocéros. Mais c’est l’inverse qui se produira, Jean sera parmi les premiers à se transformer, justement parce qu’il cherche tout le temps à suivre les principes pour mieux s‘intégrer.

Ceci va à l’encontre de notre pensée habituelle, on ne s’attend pas forcément à cette tournure que prennent les événements. C’est la nature de Bérenger qui fait qu’il ne se transforme pas en rhinocéros. Il faut comprendre que derrière la transformation se cache le totalitarisme. La morale et les principes en sont à l’origine, c’est la raison pour laquelle, Ionesco les combat.

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