Ionesco, Rhinocéros, Acte III, Le Monologue final de Bérenger
Texte étudié
Bérenger, se regardant toujours dans la glace.
Ce n’est tout de même pas si vilain que ça un homme. Et pourtant, je ne suis pas parmi les plus beaux ! (Il se retourne.) Daisy ! Daisy ! Où es-tu, Daisy ? Tu ne vas pas faire ça ! (Il se précipite vers la porte). Daisy ! (Arrivé sur le palier, il se penche sur la balustrade.) Daisy ! Remonte ! Reviens, ma petite Daisy ! Tu n’as même pas déjeuné ! Daisy, ne me laisse pas tout seul ! Qu’est-ce que tu m’avais promis ! Daisy ! Daisy ! ((Il renonce à l’appeler, fait un geste désespéré et rentre dans sa chambre.) Évidemment. On ne s’entendait plus. Un ménage désuni. Ce n’était plus viable. Mais elle n’aurait pas du me quitter sans s’expliquer. (Il regarde partout.) Elle ne m’a pas laissé un mot. Ça ne se fait pas. Je suis tout à fait seul maintenant. (Il va fermer la porte à clé, soigneusement, mais avec colère.) On ne m’aura pas, moi. (Il ferme soigneusement les fenêtres.) Vous ne m’aurez pas, moi (Il s’adresse à toutes les têtes de rhinocéros.) Je ne vous suivrai pas, je ne vous comprends pas ! Je reste ce que je suis. Je suis un être humain. Un être humain. (Il va s’asseoir dans le fauteuil.) La situation est absolument intenable. C’est ma faute, si elle est partie. J’étais tout pour elle. Qu’est-ce qu’elle va devenir ? Encore quelqu’un sur la conscience. J’imagine le pire, le pire est possible. Pauvre enfant abandonnée dans cet univers de monstres ! Personne ne peut m’aider à la retrouver, personne, car il n’y a plus personne. (Nouveaux barrissements, courses éperdues, nuages de poussière.) Je ne veux pas les entendre. Je vais mettre du coton dans oreilles. (Il se met du coton dans les oreilles et se parle à lui-même dans la glace.) Il n’y a pas d’autre solutions que de les convaincre, les convaincre, de quoi ? Et les mutations sont-elles réversibles ? Hein, sont-elles réversibles ? Ce serait un travail d’Hercule, au dessus de mes forces. D’abord, pour les convaincre, il faut leur parler. Pour leur parler, il faut que j’apprenne leur langue. Ou qu’ils apprennent la mienne ? Mais quelle langue est-ce que je parle ? Quelle est ma langue ? Este du français, ça ? Ce doit bien être du français ? Mais qu’est-ce du français ? On peut appeler ça du français, si on veut, personne ne peut le contester, je suis seul à le parler. Qu’est-ce que je dis ? Est-ce que je me comprends, est-ce que je me comprends ? (Il va vers le milieu de la chambre.) Et si, comme me l’avait di Daisy, si c’est eux qui ont raison ? (Il retourne vers la glace.) Un homme n’est pas laid, un homme n’est pas laid ! (Il se regarde en passant la main sur sa figure.) Quelle drôle de chose ! A quoi je ressemble alors ? A quoi ? (Il se précipite vers un placard, en sort des photos, qu’il regarde.) Des photos ! Qui sont-ils tous ces gens-là ? M. Papillon, ou Daisy plutôt ? Et celui-là, est-ce Botard ou Dudard, ou Jean ? Ou moi, peut-être ! (Il se précipite de nouveau vers le placard d’où il sort deux ou trois tableaux.) Oui, je me reconnais ; C’est moi, c’est moi. (Il va raccrocher les tableaux sur le mur du fond, à coté des têtes des rhinocéros.) C’est moi, c’est moi. (Lorsqu’il accroche les tableaux, on s’aperçoit que ceux-ci représentent un vieillard, une grosse femme, un autre homme. La laideur de ces portraits contraste avec les têtes des rhinocéros qui sont devenues très belles. Bérenger s’écarte pour contempler les tableaux.) Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les tableaux, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace.) Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! Comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas ! Que c’est laid, un front plat. Il m’en faudrait une ou deux, pour rehausser mes traits tombants. Ca viendra peut-être, et je n’aurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde les paumes de ses mains.) Mes mains ont moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa poitrine dans la glace.) J’ai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur d’un vert sombre, une nudité décente, sans poils, comme la leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peur âpre, mais un charme certain ! Sine pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh, brr ! Non, ça n’est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! Non, non, ce n’es pas ça, que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements : Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais du les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le renterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !
Introduction
Le monologue final de Bérenger, qui sert de dénouement à la pièce de théâtre Rhinocéros, écrite par Ionesco est représentée pour la 1ère fois en 1958.
Après le départ de Dudard (qui symbolise l‘échec de l‘intelligence face au totalitarisme), Bérenger et Daisy rêvent ensemble de leur amour et de leur bonheur futur, ils espèrent sauver le monde ; ils tentent de résister aux assauts des animaux qui les harcèlent de plus en plus, mais suite à leur 1ère dispute, Daisy s‘en va. Son départ symbolise l’échec de l’amour face au totalitarisme. Bérenger est maintenant seul, le dernier homme non métamorphosé en rhinocéros, et c’est à lui qu’il revient de défendre la cause de l’homme.
Nous verrons comment Bérenger devient héros malgré lui : tout d’abord, nous montrerons l’impuissance de la parole à laquelle il est confronté, puis nous étudierons la douloureuse remise en question par laquelle il passe.
I. Impuissance de la parole
1. Une dislocation du langage
Dans le monologue final de Bérenger, nous assistons à une véritable dislocation du langage. Le personnage semble dépassé par ses émotions et les mots lui échappent, le monologue devient confus. La ponctuation est abusive. Il y a un nombre incalculable de points d’exclamation et de répétitions : « crois-moi, Daisy ! Daisy ! Daisy Où es tu, Daisy ? Tu ne vas pas faire ça Daisy ? ». Les doutes du personnage transparaissent également à travers les interrogations comme : « quelle et ma langue ? Est-ce du français ? Ce doit bien être du français ? Mais qu’est-ce que du français ? », le constat désespéré du ménage de Bérenger accentue l’impuissance de la parole car elle se manifeste parfois dans des phrases nominales laissant sa réflexion sans suite : « un ménage désuni. »
2. Une communication rendue impossible
La parole solitaire de Bérenger trahit son mal existentiel profond. Il s’agit pour le personnage de prendre conscience de sa solitude irréversible car il est le dernier homme à ne pas s’être transformé en rhinocéros. Il est en quête de lui-même et de repères vis-à-vis de son humanité égarée parmi les autres, tous transformés. Il cherche à se prouver qu’il est encore humain. Mais du fait de cette situation incontrôlable la communication devient impossible. Elle est pourtant le seul recours dont il dispose : « il n’y a pas d’autre solution que de les convaincre ». Cependant, c’est une chose irréalisable car pour convaincre, il faut user du langage dont les rhinocéros sont démunis. La solution apportée par le personnage est de se soumettre à leur moyen de communication en apprenant « leur langue». Mais la parole ne trouve aucun écho face aux barrissements des bêtes et ceux de Bérenger qui cherche à les imiter dans l’espoir de leur ressembler.
Le théâtre de l’absurde de Ionesco prend ici tout son sens. Le langage et au-delà, la communication, donc l’intersubjectivité sont inaccessibles à l’homme. Bérenger incarne cette impossibilité de communiquer et seul, face à lui-même, il va douter.
II. Les remises en question
1. La solitude existentielle
L’angoisse existentielle est si profonde qu’il tente d’y remédier en changeant l’ordre des choses. Les rhinocéros doivent redevenir humains. Il vit sa prise de conscience comme une obligation morale, c’est-à-dire que c’est à lui de les convaincre. L’autre a toujours été perçu comme ce qui rendait toute intersubjectivité possible car l’autre est mon alter-ego. Il me fait me voir et c’est dans la proximité à l’autre que l’homme peut effectuer un retour sur soi. C’est la naissance de la conscience, impossible sans une réflexivité. L’autre est par conséquent mon miroir, mon autre moi-même. C’est la raison pour laquelle Bérenger cherche sans cesse à refléter son image dans le miroir pendant tout le monologue. Il a perdu le regard des autres. Il y a perte d’identité. « Quelle drôle de chose ! Mais à quoi je ressemble alors ? ». Il ressemble à tous les autres humains qui n’existent plus.
2. La quête de valeurs
Au-delà du symbolisme du miroir et des tableaux, nous constatons que Bérenger cherche des repères et donc des valeurs. Se retrouvant seul, il s’opère un glissement vers les valeurs des rhinocéros. Il cherche d’abord à s’assurer qu’ « un homme n’est pas laid », puis constatant le contraire, il regrette de ne pas s’être transformé : » ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tord ! Oh ! Comme je voudrais être comme eux ». La valeur reconnue au niveau esthétique est celle de la majorité, celle des rhinocéros.
Conclusion
Notre anti-héros est donc face à lui-même, confronté à de nouvelles valeurs, celles de la majorité qui représente plus. Ce monologue fait ressortir l’originalité de Bérenger. Être beau, c’est être rhinocéros, mais il est contre sa nature de se transformer.
C’est un véritable combat pour l’humanité. Il est l’anti-héros, le dernier représentant de l’humanité qui assiste au déclin du monde des hommes trahi par le conformisme (symbolisé par Jean), l’intelligence (incarnée par Dudard) et l’amour (représenté par Daisy). Nous avons un dénouement qui nous offre une vision tragique de l’homme condamné à la solitude existentielle.