Luigi Pirandello

Pirandello, Six personnages en quête d’auteur, Extrait

Texte étudié

Le directeur. – Je ne dis pas le contraire, et je comprends, je comprends tout votre dégoût, mademoiselle, mais vous, comprenez à votre tour que l’on ne peut pas porter tout cela à la scène.

La belle-fille. – On ne peut pas… Alors, merci bien, je ne joue pas.

Le directeur. – Voyons…

La belle-fille. – Je ne joue pas, je ne joue pas. Ce qu’on peut porter à la scène, vous l’avez combiné tous les deux ensemble, merci bien… Oh ! Je comprends, allez… Il veut en venir tout de suite à son drame « cérébral » compliqué, à la représentation de ses remords et de ses tourments, mais moi, je veux aussi représenter mon drame, mon drame !

Le directeur, ennuyé, haussant les épaules. – Votre drame ! Mais à la fin du compte, il n’y a pas que votre drame. Il y a celui des autres. (Montrant le père). Le sien. Celui de votre mère ! Il est inadmissible qu’un personnage se mette ainsi en vedette et envahisse la scène au détriment des autres. Il faut assembler les personnages en un tableau harmonieux et jouer ce qui est jouable. Je sais aussi bien que vous que chacun a toute une vie secrète qu’il voudrait étaler. Le difficile, c’est précisément de n’en représenter que ce qui est nécessaire, par rapport aux autres, et faire deviner, par le peu qu’on montre, tout le reste. Ce serait trop commode si chaque personnage pouvait, dans un beau monologue ou pourquoi pas ? – dans une conférence, venir épancher devant les spectateurs tout ce qu’il contient en lui ! (Débonnaire, conciliant). Il faut vous modérer, mademoiselle. Croyez-moi, c’est dans votre intérêt. Je dois vous avouer que cette fureur destructrice, ce dégoût exaspéré que vous avez avoué vous-même en disant que vous aviez déjà été avec d’autres hommes, à plusieurs reprises, chez madame Pace, pourraient faire mauvaise impression sur le public.

Introduction

Nous allons étudier un extrait de la pièce de Pirandello intitulée Six personnages en quête d’auteur. Luigi Pirandello (1867-1936) a écrit une œuvre abondante, riche en récits, poèmes et surtout pièces de théâtre. Il est surtout connu dans le monde pour avoir donné avec Six personnages en quête d’auteur et Ce soir on improvise des modèles de « théâtre dans le théâtre ». La pièce met en scène le désespoir d’un metteur en scène aux prises avec des personnages de théâtre qui veulent lui imposer leurs volontés. La problématique de cet extrait s’articule autour de la question du jeu théâtral et en particulier du travail du comédien. Ce texte est en fait une réflexion sur le théâtre dans le théâtre. C’est un dialogue entre deux personnages (le directeur et la belle fille) dans lequel Pirandello traduit le désespoir d’un metteur en scène qui se confronte avec des personnages de théâtre qui lui imposent leur volonté. Il fait par conséquent vivre des personnages tourmentés. Nous étudierons dans un premier temps, le théâtre dans le théâtre puis, en second lieu, les règles du jeu théâtral.

I. Le théâtre dans le théâtre

Cet extrait permet de faire la distinction entre le personnage et le comédien. Les acteurs cherchent un auteur. Ce sont des personnages virtuels qui veulent prendre corps dans une fiction théâtrale. Par conséquent, les personnages sont une fiction artistique. L’invention du procédé d’écriture est d’ailleurs suggéré dans le titre, « six personnages en quête d’auteur ».

On est dans l’interrogation du dramaturge sur son œuvre plus que sur le jeu du comédien ou sur la réflexion du jeu théâtral. Elle peut aussi correspondre au comédien sur le jeu du comédien, c’est-à-dire, sur celui qui incarne, qui donne corps. C’est le personnage qui va s’imposer au comédien potentiel. On a ainsi deux niveaux dans cette œuvre, le personnage et le comédien.

L’intrigue de départ de l’extrait est la suivante : le père rencontre la belle-fille dans un lieu de débauche. Cette dernière souhaite que son expérience soit au centre de la pièce. Le directeur étant le porte-parole de l’auteur, a un rôle important car c’est un facteur de cohésion.

Ce dialogue permet à l’auteur d’énoncer ses idées sur le théâtre : un personnage ne doit pas s’octroyer le monopole de la parole et mettre en scène toute sa vie, « On ne peut pas porter tout cela à la scène ».

II. Les règles du jeu théâtral

Dans le jeu théâtral, le comédien doit s’exercer en respectant les limites de son rôle. Il ne doit pas déborder et dépasser le jeu des autres comédiens. Il s’agit de même de respecter le jeu des autres acteurs. L’égoïsme de la belle fille est rejeté : « On ne peut pas porter tout cela à la scène », « On ne peut pas », « Il est inadmissible », « Il faut assembler ».

La belle-fille insiste pour mettre en scène toute sa vie et avoir le premier rôle, « On ne peut pas… alors, merci bien je ne joue pas » et « je veux aussi représenter mon drame, mon drame ». Ce qui est en cause ici, c’est une question d’interprétation théâtrale. Dans son jeu, le comédien doit rester à sa place afin de respecter celui des autres : « Il n’y a pas que votre drame, il y a celui des autres », ou encore, « Il est inadmissible qu’un personnage se mette en vedette et envahisse la scène au détriment des autres ».

Le théâtre doit être l’expression d’un ensemble, l’harmonie d’un tout au détriment des parties distinctes, « il faut assembler les personnages en un tableau harmonieux ». Pour reprendre les mots de Jean Giono, nous dirons que « le personnage principal n’est pas le plus important mais le plus éclairé ». Par conséquent, le drame ne peut pas représenter le drame d’un individu.

En outre, dans ce jeu théâtral, on doit « jouer ce qui est jouable ». Il ne s’agit pas de tout dire mais seulement le nécessaire, « le plus difficile, c’est précisément de n’en représenter que ce qui est nécessaire ». Cela suppose la suggestion : « faire deviner, par le peu qu’on montre, tout le reste », et la modération, « il faut vous modérer mademoiselle ».

Conclusion

Nous pouvons faire une référence à Aristote qui, dans la poétique, informe le lecteur de la fonction purificatrice du théâtre. Le jeu théâtral doit en effet être plausible, crédible et chacun doit se reconnaître en l’acteur. D’après cet extrait, on comprend qu’il faut instaurer une perspective de théâtre dans le théâtre et différencier le personnage de l’acteur. Mais ce n’est pas un personnage et sa vie mais un comédien et son jeu avec les autres comédiens.

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