Montesquieu, Éloge de la Sincérité, Fin de la Seconde partie, De la sincérité par rapport au commerce des grands
Texte étudié
Heureux le prince qui vit parmi des gens sincères qui s’intéressent à sa réputation et à sa vertu. Mais que celui qui vit parmi des flatteurs est malheureux de passer ainsi sa vie au milieu de ses ennemis ; Oui ! Au milieu de ses ennemis ! Et nous devons regarder comme tels tous ceux qui ne nous parlent point à cœur ouvert ; qui, comme ce Janus de la fable, se montrent toujours à nous avec deux visages; qui nous font vivre dans une nuit éternelle, et nous couvrent d’un nuage épais pour nous empêcher de voir la vérité qui se présente.
Détestons la flatterie ! Que la Sincérité règne à sa place ! Faisons-la descendre du Ciel, si elle a quitté la Terre. Elle sera notre vertu tutélaire. Elle ramènera l’âge d’or et le siècle de l’innocence, tandis que le mensonge et l’artifice rentreront dans la boîte funeste de Pandore.
La Terre, plus riante, sera un séjour de félicité. On y verra le même changement que celui que les poètes nous décrivent, lorsque Apollon, chassé de l’Olympe, vint parmi les, mortels, devenu mortel lui-même, faire fleurir la foi, la justice et la sincérité, et rendit bientôt les Dieux jaloux du bonheur des hommes, et les hommes, dans leur bonheur, rivaux même des Dieux.
Introduction
L’Éloge de la sincérité est un court essai appartenant aux écrits de jeunesse et comportant les bases de toutes ses réflexions philosophiques futures. Cet extrait est une apologie de la sincérité. Nous verrons dans un premier temps qu’il dénonce la flatterie comme la plus grande hypocrisie dont l’homme soit capable puis, dans un second temps, nous étudierons la sincérité en tant que vertu suprême conduisant au bonheur.
I. En quoi la flatterie fait le malheur de l’homme
Nous avions déjà étudié la flatterie dans le cadre de l’amitié agrément développée dans les textes précédant notre extrait. Montesquieu s’interrogeait sur le sens profond et authentique de la vraie amitié. Il est entendu, selon le penseur, qu’elle est inexistante si la sincérité n’existe pas. L’amitié ne doit se partager que dans la vertu. Malheureusement, il y a une attitude hypocrite chez l’homme qui prend l’apparence de la flatterie et qui pourrait se définir par une attitude de complaisance de confort moral qui consiste à renoncer à tout effort d’authenticité et de sincérité. L’homme trop faible est en quête de louanges continuels et ne cherche que des gens destinés à lui plaire. A présent, la flatterie n’est plus analysée au niveau de la vie privée mais dans le cadre du commerce de grands comme un vice capable d’affecter les hommes au point d’engendrer le malheur. Le terme de commerce n’a ici aucune connotation marchande. Il se réfère au contraire aux rencontres et au rang des personnages : les grands étant les aristocrates et les nobles. Platon affirme déjà que « les richesses et dignités n’engendrent rien de plus corrompu que la flatterie » : l’homme court à sa perte. Homère quant à lui compare le flatteur aux portes de l’enfer en tant qu’il est aussi redoutable qu’elles. Et Euripide estime que la flatterie est à l’origine de la destruction des villes les mieux peuplées. Il semblerait que Montesquieu approuve le point de vue de ces philosophes et poètes car il affirme que « celui qui vit parmi des flatteurs est malheureux de passer ainsi sa vie au milieu de ses ennemis ! ». La flatterie est d’emblée perçue comme un détournement des vraies valeurs humaines, une perversion, un vice à l’origine des plus grands malheurs pour les gens qui vivent entourés de flatteurs. Le flatteur est hyperboliquement réduit à l’ennemi. L’impression de fatalité est renforcée par l’antithèse « heureux » et « malheureux », ainsi que par les trois exclamations et la répétition par deux fois de l’hyperbole « au milieu de ses ennemis ». Le flatteur est redoutable, incapable de ne pas déguiser sa pensée, irrespectueux des autres et de lui-même, faux, hypocrite et ne parle « point à cœur ouvert ». Il préfère la complaisance et le faux. C’est un homme double tel Janus dans la mythologie romaine : l’un des anciens Dieux de Rome gardien des portes, représenté avec deux visages car son temple n’était fermé qu’en temps de paix. Montesquieu affirme que les flatteurs sont « comme ce Janus de la fable, ils se montrent toujours à nous avec deux visages ». Il y a enfin, une fatalité, une tragédie de la flatterie. Elle conduit immanquablement, irrémédiablement au malheur et à la confusion enfermant les hommes dans l’erreur, la pseudo-vérité. Les hommes qui en sont victimes sont comme ces gens prisonniers de la caverne de Platon, dans le mythe de la caverne. Ils prennent les vérités sensibles pour les vérités intelligibles, les reflets des choses pour les choses elles-mêmes, le faux pour le vrai, l’apparence pour la réalité. Ils ne vivent que dans la connaissance empirique, croyant tout ce qu’ils voient. C’est la confusion la plus totale. « Ils nous font vivre dans une nuit éternelle et nous couvrent d’un nuage épais pour nous empêcher de voir la vérité qui se présente ». La flatterie engendre de fausses croyances et maintient les hommes dans l’ignorance, c’est la raison pour laquelle elle doit tout comme le mensonge et l’artifice rentrer « dans la boîte funeste de Pandore ». Elle est comme Pandore et comme l’Eve de la bible, responsable de la venue du mal sur la terre car elle ouvrit le vase où Zeus avait enfermé les misères humaines.
II. En quoi la sincérité fait-elle le bonheur de l’homme ? La sincérité : Vertu suprême et Bien en soi
Nous avons vu en quoi la flatterie fait le malheur des hommes, nous allons à présent étudier la sincérité capable d’engendrer le plus grand bonheur et d’élever l’homme à la vérité, étant entendu que la sincérité est assimilée à la vertu suprême, au Bien en soi. En antithèse avec l’adjectif qualificatif « malheureux » l’extrait s’ouvre sur l’adjectif « heureux » rapporté à la sincérité, tandis que malheureux renvoie à la flatterie. « Heureux le prince qui vit parmi des gens sincères qui s’intéressent à sa réputation et à sa vertu ». Le rapport analogique est posé, la flatterie entraîne le malheur tandis que la sincérité engendre le bonheur. Les termes s’analysent dans un rapport antithétique. De même que pour la flatterie, la sincérité est envisagée du point de vue du commerce des grands et non au niveau privé. « Le prince » fait référence à la noblesse. On a déjà vu que la sincérité était une vertu initiatique. Elle peut être définie comme l’attitude qui consiste à se mettre en accord avec la vérité telle qu’on la ressent : c’est une honnêteté intellectuelle. Elle peut suppléer à l’incomplétude de l’homme également dans le sens où il peut trouver dans son cœur de quoi combler l’insuffisance de son esprit. Enfin, elle est à l’origine de la véritable amitié et non de l’amitié-agréments. La sincérité rend la relation amicale authentique. Elle est par conséquent la vertu la plus grande du cœur et celle de l’esprit car elle nous prédispose à nous tourner vers la vérité. D’une façon générale, on peut dire de quelqu’un de sincère qu’il est incapable de déguiser sa pensée, qu’il est franc et loyal par opposition à l’hypocrite.
A présent, au niveau du commerce des grands, elle est la vertu suprême : le Bien en soi et la garantie du bonheur. Dans la hiérarchie des valeurs et des vertus, elle est la vertu qui couronne les autres, celle qui doit être recherchée pour elle-même par opposition au vice majeur qu’est la flatterie. C’est la raison pour laquelle l’homme doit détester la flatterie, afin que règne la sincérité, « que la sincérité règne à sa place ». La métaphore assimile la sincérité à une vertu divine, « faisons-la descendre du Ciel, si elle a quitté la terre ». Elle est le modèle, le stéréotype à suivre, le guide que l’homme doit aveuglément adopter, « elle sera notre vertu tutélaire ». La connotation religieuse, biblique est forte : »ciel » en opposition à « terre », « l’innocence », « la foi », « les Dieux ». On a une allusion au paradis originel édénique qui suggère de façon hyperbolique le bonheur possible sur terre à travers l’expression l’âge « d’innocence ». Enfin, le dernier paragraphe est consacré à cet état de bonheur parfait, à cette plénitude, cette paix assurés par la sincérité des hommes, comme s’ils retournaient à un état de nature : « la terre, plus riante, sera un séjour de félicité ». On peut faire un rapprochement entre ce degré de bien-être paisible et l’état de nature de Rousseau. Celui-ci affirmait, « l’homme est bon naturellement » par conséquent, sa vraie nature retrouvée, l’homme serait destiné à vivre en paix et en harmonie avec lui-même et avec les autres. Il y aurait un bonheur inhérent à la nature humaine. Peut-être est-ce l’essence de l’homme, ce qui le caractérise en propre que d’être heureux. Le règne de la sincérité entraîne une transformation comparable à celle qu’a engendrée le départ d’Apollon de l’Olympe vers les mortels : « on y verra le même changement que celui que les poètes nous décrivent, lorsque Apollon, chassé de l’olympe, vint parmi les mortels, faire fleurir la foi, la justice et la sincérité ». La métamorphose sur terre est telle que les Dieux jalousent cette perfection quasi divine et deviennent rivaux des hommes. Montesquieu affirme que cela « rendit les Dieux jaloux du bonheur des hommes et les hommes, dans leur bonheur, rivaux même des Dieux ». On est à ce degré de la réflexion aux antipodes du précepte grec qui conseillait de ne vouloir le possible, rien que le possible et de laisser le reste aux Dieux. Il semblerait que le philosophe viole cette règle : les Dieux jalousent les hommes et les hommes deviennent les rivaux des Dieux. Les Dieux s’humanisent et les hommes se divinisent. On pourrait parler de façon métaphysique de sacralisation du monde terrestre : d’une certaine manière, c’est le paradis sur terre.
Conclusion
Cet extrait est très riche en réflexions philosophiques et en références mythologiques. Il s’agit pour le penseur de s’interroger sur la complexité de la nature humaine qu’il essaie d’éclairer au fur et à mesure de sa réflexion sur la sincérité dont il fait l’apologie tout au long de son ouvrage.