Guillaume Apollinaire

Apollinaire, Alcools, Nuit Rhénane

Poème étudié

Nuit rhénane

Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d’un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds

Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n’entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été

Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire

Apollinaire, Alcools, Nuit rhénane

Introduction

Guillaume Apollinaire (1880-1918) est initialement marqué par le symbolisme. Intéressé par tous les mouvements artistiques d’avant-garde, il deviendra l’un des précurseurs de l’art et de la poésie modernes.

En 1901, Apollinaire est précepteur en Allemagne. Il voyage à travers ce pays. A cette époque, il est déjà fasciné par les légendes et la terre allemande, ce qui lui permet « d’enraciner », de donner une localisation à ces légendes (description de paysages concrets).

De plus, l’Allemagne est un pays où l’on admet beaucoup plus facilement qu’en France l’irrationnel. Cela permet à Apollinaire de concilier l’écart entre le mythe et le réel. Dans la tradition germanique, le Rhin est le théâtre d’innombrables légendes. C’est autour d’elles que la rêverie d’Apollinaire prend forme et donne libre cours à ses obsédantes préoccupations. Nuit rhénane appartient au cycle des Rhénanes (9 poèmes inspirés par le séjour d’Apollinaire au bord du Rhin). Le poète y fait aussi allusion à son amour pour Annie Playden.- Spécificité de Nuit rhénane mise en œuvre de figures empruntées à la mythologie germanique (les Ondines).

I. La création d’une ambiance envoûtante

Le poème d’Apollinaire, d’inspiration symboliste, joue essentiellement sur la suggestion : il vise à rendre une atmosphère empreinte de mystère et d’inquiétude. Le poète se sent victime de sortilèges.

A. L’ivresse

L’ivresse est le prétexte initial du poème qui semble prendre naissance dans l’ivresse de l’écrivain.

Le poème s’ouvre et se ferme sur le verre de vin (vers 1 et 13) qui donne à la réalité l’incertitude de l’hallucination, la coloration du rêve.
• Le premier vers suggère doublement cette idée : par l’image du « vin trembleur » qui trouble la vision. Par la métaphore, Apollinaire rapproche le vin d’une flamme insaisissable et mouvante.
• Le dernier vers, détaché, souligne le caractère hallucinatoire du poème ; le charme de la vision se rompt avec le verre : tout n’était que mirage, et le poème s’achève sur une note de dérision avec la comparaison « comme un éclat de rire ». L’alcool a leurré le poète et lui a fait prendre ses chimères pour des réalités.

Ainsi, le vin provoque le glissement du réel dans l’hallucination.

B. Le fleuve

Le fleuve participe à cette métamorphose du réel, dans la mesure où il est l’objet de multiples légendes. Dans ce poème Apollinaire met en œuvre des figures empruntées à la mythologie germanique (les Ondines et la Lorelei) et fait allusion à elles de façon indirecte.

• Le motif de l’ivresse est projeté dans le paysage lui-même : le Rhin personnifié est « ivre », contaminé par les vignes qui le bordent.
• Le protagoniste découvre l’ivresse du fleuve lui-même, comme le souligne la répétition : « Le Rhin le Rhin est ivre » (v.9).

On peut remarquer le parallélisme des deux paysages : le poète fait la même référence au verbe « trembler » (vers 1 et vers 10), il établit une analogie entre la flamme et le reflet (vers 10). Apollinaire prête ainsi au paysage sa propre ivresse.

•Le fleuve est, de surcroît, doté d’un pouvoir magique. Les femmes aux « cheveux verts » semblent être des sirènes. La couleur de leur chevelure suggère leur parenté avec le fleuve.

Enfin, le chiffre sept (vers 3) est maléfique : il revêt un caractère magique dans les contes. La scène nocturne « sous la lune » n’est pas sans évoquer le sabbat des sorcières. Le terme de « fées » et le verbe « incantent » (vers 12) laissent entendre clairement qu’il s’agit d’un sortilège. Ces fées sont les Ondines qui attirent et gardent prisonniers pêcheurs et chevaliers.

C. Le chant

Le chant, enfin, qui porte ces légendes, est le véritable déclencheur du poème, puisque c’est lui qui va peu à peu donner consistance à la rêverie.

• L’ivresse, la magie du fleuve, trouvent leur indispensable complément dans la séduction du chant. C’est lui qui recrée magiquement la présence des sirènes du fleuve.

Dans le personnage du batelier, se mêlent la référence au fleuve et les pouvoirs envoûtants de la musique (« la chanson lente du batelier » v. 2). C’est elle qui achève d’enivrer le poète : dans la première strophe, il se laisse gagner par sa magie (emploi de l’impératif « Ecoutez … »)

Le rythme alangui du vers (on peut noter la place de l’adjectif « lente » juste après l’hémistiche)

• Dans la seconde strophe, il essaie de s’en dégager (« Que je n’entende plus… »)
• Dans la troisième strophe, le charme mystérieux l’emporte : « La voix chante toujours à en râle mourir.. » Ce vers associe le thème de mort au chant du batelier (« à en râle mourir » (v.11) et révèle ainsi la véritable nature des Ondines sorcières jeteuses de sort (« incantent » (v.12)).

II. L’image obsessionnelle d’une femme « fatale »

Le poème est une rêverie, assez floue, sur la femme dont le poète est prisonnier. Son pouvoir de séduction, conçu comme un charme qui s’empare de celui qui est la victime.

A. Les deux types féminins

Apollinaire oppose deux figures de femmes dans ce poème.

Les unes sont liées à la terre, bien enracinée dans le réel. C’est ainsi que pour conjurer le sortilège des sirènes, Apollinaire appelle à son secours « toutes les filles blondes/Au regard immobile aux nattes repliées. Elles symbolisent l’aspect rassurant de la réalité : sagesse de la coiffure, permanence et stabilité du regard, luminosité de la chevelure

Les autres, présentent des affinités avec l’eau, elles sont fuyantes mais fascinantes. L’attrait exercé par les « fées » est au contraire d’ordre onirique (c’est-à-dire apparenté au rêve). Le désordre de la chevelure (v.4 :« Tordre leurs cheveux verts et longs ») suggère la passion et le désir. Leur parenté avec le fleuve qui s’écoule évoque leur caractère insaisissable et fuyant. Leur apparition sous la lune (v.3 : « Qui raconte avoir vu sous la lune ») leur confère une nature nocturne qui contraste avec la lumière des cheveux blonds.

Ainsi sécurité du réel et sortilège des chimères s’incarnent et se combattent dans ces deux types antithétiques de femmes.

B. L’obsession et les chimères

Les femmes aux cheveux verts obsèdent le poète, le maintiennent sous un charme. Il veut leur échapper, s’abstraire de la fascination qu’elles exercent, à cause de leur aspect maléfique et donc inquiétant.

La deuxième strophe correspond à cette tentative de conjuration : trois exhortations marquent le sursaut du poète « chantez plus haut », « Que je n’entende plus… » , « mettez près de moi »
On peut aussi noter le rythme plus saccadé de la versification, qui rend ainsi les efforts du poète pour échapper au charme de la chanson.

Mais l’entreprise échoue : les chimères l’emportent sur la sagesse, le pouvoir des femmes du fleuve est le plus fort. Le poème s’achève sur l’évocation de leur charme (v.12 « Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été ».

C. La mort

Le pouvoir des « fées » est maléfique.

La mort est connotée dans la troisième strophe par l’expression audacieuse « à en râle-mourir ». Les sonorités sourdes du vers renforcent encore cette impression, laissée par les deux mots accolés, d’une mort qui rôde, comme si le batelier était gagné, lui-même, par un mal mystérieux.
Les sirènes séduisent, mais elles trompent et entraînent dans la mort. La mort court en filigrane, rappelant discrètement la légende romantique de la Lorelei. Elle attirait les bateaux sur les rochers, provoquant leur naufrage et la mort des hommes séduits par sa voix.
Pour le poète, le retour au réel est décevant, et le verre brisé semble se moquer de lui, parce qu’il a confondu illusion et réalité, hallucination et vision réelle.
Ce n’est sans doute pas un hasard si le charme se rompt au treizième vers, nettement détaché du reste du poème. Le chiffre 13 est fatidique et symbolique de la mort.

Conclusion

Ce poème est musical est caractéristique de l’écriture d’Alcools. Apollinaire emprunte nombre de thèmes traditionnels du romantisme allemand, les légendes rhénanes, le goût du mystère, l’atmosphère d’envoûtement. Mais il leur confère une tonalité personnelle par son symbolisme, plus allusif, sa nostalgie, et parfois ses audaces de versification. Poème de la brisure des vers, ce texte est aussi celui de l’ivresse des vers. On peut comparer « Nuit rhénane » à « La Lorelei » en raison de leurs thèmes communs. Apollinaire y évoque cette femme fatale qui fait succomber tous les hommes. Son aspect surnaturel renforce la fatalité de son charme.

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