Voltaire

Voltaire, Candide, Chapitre 22, A peine… ne s’en étonnait pas.

Texte étudié

A peine Candide fut-il dans son auberge qu’il fut attaqué d’une maladie légère causée par ses fatigues. Comme il avait au doigt un diamant énorme, et qu’on avait aperçu dans son équipage une cassette prodigieusement pesante, il eut aussitôt auprès de lui deux médecins qu’il n’avait pas mandés, quelques amis intimes qui ne le quittèrent pas, et deux dévotes qui faisaient chauffer ses bouillons. Martin disait : « Je me souviens d’avoir été malade aussi à Paris dans mon premier voyage ; j’étais fort pauvre : aussi n’eus-je ni amis, ni dévotes, ni médecins, et je guéris ».

Cependant, à force de médecines et de saignées, la maladie de Candide devint sérieuse. Un habitué du quartier vint avec douceur lui demander un billet payable au porteur pour l’autre monde ; Candide n’en voulut rien faire. Les dévotes l’assurèrent que c’était une nouvelle mode ; Candide répondit qu’il n’était point homme à la mode. Martin voulut jeter l’habitué par les fenêtres. Le clerc jura qu’on n’enterrerait point Candide. Martin jura qu’il enterrerait le clerc s’il continuait à les importuner. La querelle s’échauffa ; Martin le prit par les épaules et le chassa rudement ce qui causa un grand scandale, dont on fit un procès-verbal.

Candide guérit ; et pendant sa convalescence il eut très bonne compagnie à souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide était tout étonné que jamais les as ne lui vinssent ; et Martin ne s’en étonnait pas.

Voltaire, Candide

Introduction

De retour d’Eldorado, Candide en compagnie de son philosophe Martin cède à la curiosité de découvrir Paris, car tous les voyageurs qu’il a rencontrés depuis son arrivée à Bordeaux s’y rendent.

Enjeu : Ce passage vaut surtout par son réalisme satirique. Les cibles visées par Voltaire sont la médecine, la religion et le parasitisme.

Le texte s’organise autour d’une série de repères temporels : « A peine », « Aussitôt », « Cependant », « Pendant sa convalescence ».

Phrase 1 : Le début de l’action (l’installation à Paris) est aussitôt interrompu par l’irruption d’un évènement imprévu : la maladie de Candide. La métaphore « attaqué… » souligne le caractère imprévisible et soudain de la maladie.
Aucune description de l’auberge, aucun détail pittoresque : l’auberge est pourtant un lieu privilégié des romans pittoresques.

Phrase 2 : La phrase commence sur le thème de la richesse qui explique la présence inattendue au chevet de Candide : « des médecins, des amis et des dévotes ».
On note un syllogisme dont la mineure n’est pas exprimée : il y a donc une ellipse.
Pour exprimer la richesse, l’utilisation de l’hyperbole (« énorme », « prodigieusement pesante ») est un emprunt caricatural du roman d’aventure et l’allitération en [p] ainsi que l’assonance en [n] soulignent le poids des richesses. La phrase joue sur les connotations mystérieuses du conte.
Contraste entre l’absence de gravité de la maladie et la préciosité des secours.
Étrangeté des médecins qui viennent sans avoir été appelés.
Étrangeté de la rapidité des amis intimes.
Étrangeté des dévotes qui s’occupent du corps au lieu de l’esprit

Phrase 3 : Apparition du style direct avec l’intervention de Martin qui met en évidence la cupidité des parisiens.
Les trois propositions consécutives mettent en valeur l’opposition de son cas avec celui de Candide : la cause entraîne l’effet rigoureusement contraire à la conséquence logiquement attendue (« et » a une valeur consécutive).

Phrase 4 : Satire de l’incompétence de la médecine. Ironie dans la formulation.

Phrase 5 : Satire de la malhonnêteté de l’Église (Rappel du trafic des Indulgences).
Dissonance entre « l’autre monde » (le monde spirituel) et « billet » (monde matériel).

Phrases 6 et 7 : Trois phrases en asyndète (ponctuation forte) montrant à la fois la naïveté et la protestation de Candide. « A la mode » exprime l’idée qu’au XVIIIème siècle les moeurs se succèdent et touchent même le domaine de la religion.

Phrase 8 : On passe d’un débat triangulaire à une scène d’altercation grâce à l’intervention de Martin.

Phrases 9 et 10 : Accélération du récit qui semble mécanisé. « Enterrerait » est un mot pivot qui n’a pas le même sens dans les deux phrases successives.

Phrase 11 : La confusion devient générale : élargissement numérique. On est passé de la discussion polie à la brutalité verbale puis à la bagarre.
Ironie de la chute de la phrase : disproportion entre l’importance de la querelle et le climat de violence (l’intervention judiciaire est excessive).

Phrase 12 : Implicite : c’est parce qu’il n’est plus soigné que Candide guérit. Dans la deuxième partie de la phrase : « compagnie » est une antiphrase ironique pour qualifier le ramassis de tricheurs, de pique-assiette.

Phrase 13 : Voltaire aborde le problème du jeu qui est repris dans la suite du chapitre chez Madame de Parolignac.

Phrase 14 : Changement de focalisation car Voltaire privilégie le point de vue naïf de Candide incapable de reconnaître la tricherie. Il y a un jeu sur l’implicite : c’est parce qu’il a de l’expérience que Martin est au courant de la tricherie qui règne à Paris. S’il ne dit rien à Candide, c’est en quelque sorte pour justifier une forme d’initiation.

Conclusion

Dans ce chapitre, Voltaire qui avait des comptes à régler à Paris présente la ville comme l’antre de redoutables prédateurs (tels que les médecins et la religion). Il condamne le caractère dissolu et mercantile des mœurs. C’est la préfiguration de l’épisode vénitien où la société essaie d’échapper à l’ennui par le jeu.

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