Alain Borne

Borne, Quand je serai mort

Poème étudié

Quand je serai mort
vous ne penserez plus à moi
-silence et absence-
un nom sur une marguerite d’os
que je ne serai plus là pour effeuiller.
Je t’aime un peu beaucoup
passionnément
brisez vos douces mains à soulever la dalle
soulevez la dalle car je suis là
je n’ai plus en guise de lèvres et d’yeux
qu’un peu de terre d’où jaillit le blé.
Le blé est mon regard
le blé est mon baiser
je suis moins que le coquelicot
je suis moins que le duvet du rossignol
qui fut l’été.
Été ma grande saison
amour ma grande journée
et Vous
le seul rêve qui ait pu m’éveiller.
Je m’endors et je meurs.
Quand je serai mort
vous ne penserez plus à moi
avec moi mourra ma musique
et si des lèvres vives la chantent encore
ce seront-elles que vous aimerez.

Alain Borne, Quand je serai mort

Introduction

Alain Borne (1915-1962) a été très tôt passionné de poésie, ce qui ne l’a pas empêché de devenir avocat. C’est d’ailleurs en allant plaider qu’il s’est tué dans un accident de voiture. Il a écrit un grand nombre de recueils dont la plupart ont été publiés après sa mort.

Sa poésie est simple, marquée par des images surréalistes qui naissent le plus souvent chez lui dans un univers marqué par la nature (fleurs et oiseaux principalement) et la sensualité. Le poète est fasciné par la fragilité de l’amour, de la vie, et les images de mort jalonnent toute son œuvre

Le court recueil de En une seule injure (1953) en particulier compte onze poèmes parlant de la mort en général et de la sienne en particulier.

« Quand je serai mort » en est un bel exemple, le poète évoquant avec lyrisme son trépas qui le sépare cruellement de l’amour. Mais la nostalgie qui baigne le texte est tempérée par la vie qui perdure, dans la nature ou dans le poème lui-même.

I. La mort du poète

1. L’évocation de sa propre mort

Le texte est placé tout entier sous le signe de la mort du poète lui-même.

Cette mort est envisagée comme un futur certain, dès l’ouverture du poème : « Quand je serai mort » (v.1). Le poète se voit dans l’état même de mort, dans un au-delà qui le laisse malgré tout conscient.

Le processus est marqué par plusieurs étapes : « je meurs » (v.21), « avec moi mourra ma musique » (v.24) et le résultat : « je serai mort » (v.1 et 22).

C’est bien du poète lui-même qu’il s’agit, ce que note l’abondance des pronoms personnels de la première personne (v.1,2,5,6,9,10,14,15,20,21,22,23,24) ou des possessifs de cette même personne (« mon », v.12,13, « ma », v.17,18,24).

2. Les signes de la mort

La mort est d’abord celle, concrète, du corps réduit à l’état de squelette : il ne reste que des « os » (v.4), un crâne d’où sont disparus les lèvres et les yeux (V.10) et qui n’est plus qu’engrais pour la terre sous laquelle le corps est enterré. Mais il n’y a pas chez Alain Borne de complaisance morbide.

Cette mort est également marquée par la présence du tombeau : la « dalle » (v.8 et 9) et l’inscription funéraire, ce « nom » (v.4) qui seul demeurera pour les vivants.

Le poète insiste sur le manque d’être que représente la mort : « je ne serai plus là » (v.5) et « je n‘ai plus » (v.10) ; « je suis moins » (v.14-15).

La clé de la définition de la mort est donnée par les deux seuls termes abstraits de la description : « silence et absence » (v.3), que les tirets placent en apposition à « moi ». Le caractère homéotéleute (qui a la même fin) des deux mots rapproche leur sens. Le silence est bien la pire chose qui puisse advenir au poète qui chante le monde.

3. Un monde de fragilité

Mais la mort du poète n’est pas un élément isolé dans un monde de vivants. Le monde lui-même se définit par sa fragilité.

« Le coquelicot » (v.14) et « le duvet du rossignol » (v.15) sont à la fois le signe de la vie de la nature au plein cœur de l’été, mais aussi la marque du caractère éphémère des choses : le coquelicot à peine cueilli se fripe et se fane ; le duvet du rossignol est l’ensemble des petites plumes et donc des plus fragiles.

La brièveté des éléments de la nature est doublée de celle du souvenir des vivants : « vous ne penserez plus à moi » (v.2 et 23), déplore Alain Borne. C’est l’oubli de ceux qui restent qui tue véritablement le poète, puisqu’il condamne son œuvre au silence.

La poésie sera dépossédée de son créateur, puisque dans le poème on aimera, non plus le poète, mais les « lèvres vives » (v.25) qui chanteront, c’est-à-dire les vivants.

Transition

Le poète se voit mort et oublié de tous par le seul pouvoir de l’imagination, mais le plus douloureux pour lui est la perte ce qui fait l’essentiel de sa vie : l’amour.

II. La présence de l’amour

1. La présence de l’Autre

L’Autre est présent dans le pronom personnel de la seconde personne : « vous » qui peut renvoyer à plusieurs personnes dans certains cas (v.2,23,26), parmi lesquelles se trouve le lecteur que le poète interpelle. Mais il fait aussi référence à une personne unique, l’être aimé, qui apparaît sous la forme de la majuscule : « Vous » (v.19) que renforce la brièveté du vers qui lui est dédié.

Les « douces mains » (v.8) font penser plutôt à un personnage féminin dont le poète mort aurait besoin pour adoucir sa mort. Mais cette femme n’est pas nommée, incarnant ainsi une sorte d’idéal féminin dont on peut malgré tout craindre la trahison.

2. Un univers amoureux

Le cadre tout entier du poème est marqué de signes amoureux, dont les plus flagrants sont la fleur et l’oiseau.

La marguerite est traditionnellement associée à l’aveu de la passion : « Je t’aime un peu beaucoup/passionnément » (v.6-7) est une formule attendue dont le dernier terme est mis en valeur par son renvoi au vers suivant.

Le « rossignol » (v.15) est, lui aussi, un élément traditionnel de l’univers amoureux, surtout depuis Roméo et Juliette de Shakespeare. Dans cette pièce, en effet, les amants veulent croire qu’un rossignol chante (ce qui serait la preuve qu’il fait encore nuit) plutôt que l’alouette (dont le chant est annonciateur du jour et donc de la séparation des jeunes gens).

3. La fragilité de l’amour

Pourtant l’amour est lui aussi éphémère. Il ne dure guère : l’ »amour ma grande journée » (v.18) est plus court que la vie ou même qu’une saison ; l’association « grande » et « journée » forme un oxymore qui souligne la brièveté du sentiment.

D’autre part, Alain Borne souligne avec amertume le caractère interchangeable des amants, dans la fin du texte : « si des lèvres vives » chantent ce qu’a écrit le poète, « ce seront-elles que vous aimerez » (v.26), tandis que ses lèvres à lui ne seront plus « qu’un peu de la terre » (v.11).

L’amour est illusoire, un « rêve » (v.20), durant ce sommeil qu’est la mort.

Et tout se fige en définitive dans la mort, même la marguerite qui devient « d’os » (v.4), les pétales arrachées s’apparentent au squelette du poète.

Transition

La vie semble ainsi vouée à la disparition, dans tout ce qui fait sa beauté. Pourtant, l’impression finale du poème est qu’elle triomphe quand même de la destruction, sous une forme transfigurée.

III. La force de la vie

1. L’été, saison de plénitude

De façon originale, Alain Borne place sa mort au cœur de l’été, saison vivante par excellence.

Le mort participe à cette générosité de la terre puisque de son regard et de son baiser « jaillit le blé » (v.11). Par l’emploi de la métaphore, il y a même assimilation entre le blé et l’homme : « Le blé est mon regard/le blé est mon baiser » (v.12-13), l’anaphore renforçant cette identité. Le poète mort est métamorphosé en source de vie, le blé symbolisant ce qui nourrit l’homme et le fait subsister.

L’amour est lui aussi le signe du dynamisme de la vie : il est « le seul rêve qui ait pu m’éveiller » (v.20), dit le poète, alors que la mort est un sommeil : « Je m’endors et je meurs » (v.21).

Amour et été sont liés dans la troisième strophe par la construction identique des vers 17 et 18 : « Eté ma grande saison / amour ma grande journée ». La chaleur du jour et celle de la sensualité sont le sel de la vie.

2. L’éternité du poète

Finalement, ce qui va demeurer du poète, c’est son poème. C’est la parole qui va permettre d’échapper au « silence » (v.3) que redoutait Alain Borne.

Les lèvres sont faites pour le baiser mais aussi pour réciter la poésie, comme le montre la dernière strophe : « si des lèvres vives la chantent encore » (v.25).

Car le poème est une chanson, une « musique » (v.24) que l’on retient. Le texte même d’Alain Borne adopte des procédés de la chanson : refrains (v.1-2/ 22-23), échos de certains termes (« soulever la dalle » v.8/ « soulevez la dalle » v.9 ; « le blé » à la fin du v.11 et au début du v.12 ; « l’été », v.16 / « Eté » , v.17) et même les anaphores (v.12-13, 14-15).

Le poète se refuse à une trop grande régularité des vers, ce qui contribue à souligner l’originalité de son propos. Cinq strophes d’inégale longueur, des vers variés (hexasyllabes aux vers 6,12 ,13,21) ; octosyllabes aux vers 2,23,24 ; vers impairs : v. 1,3,17,18, etc.).

Les lèvres sont donc celles de l’amour mais aussi de la parole. Le poème passe des lèvres mortes du poète (v.10) aux « lèvres vives » (v.25) et se termine sur l’amour qui recommence : « ce seront-elles que vous aimerez » (v.26).

Conclusion

Ainsi Alain Borne a-t-il su émouvoir son lecteur sur le sort tragique qui l’attend ; ce poème, qui s’apparente à une chanson nostalgique, renouvelle les thèmes rabattus de l’amour et de la mort.

Ce renouvellement tient à deux faits essentiellement : il déplore sa propre mort au lieu de celle d’un être aimé ; il associe l’été, saison de la plénitude, à la mort au lieu de l’automne ou de l’hiver traditionnels.

Le poète se fait peu d’illusions sur la fidélité des vivants après sa mort. Mais en même temps, le poème lui-même assure la transmission du souvenir : le poète est bien mort, mais son œuvre perdure dans une nature qui, elle aussi, apporte un apaisement. Autant qu’une page nostalgique, le texte est une leçon de résignation.

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