Pierre de Beaumarchais

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte V, Scène 3, Commentaire 1

Introduction / situation du passage

Dans ce monologue, certainement l’une des scènes les plus célèbres du « Mariage de Figaro », le héros éponyme se croit trompé par Suzanne. Ses pensées et ses sentiments se bousculent dans sa tête ; Beaumarchais, pour expliciter ces aspects, a alors recours au monologue, une convention théâtrale qui lui permet d’exposer à haute voix les sentiments du personnage.

Figaro y fait le récit de son propre parcours chaotique, en détaillant ses étapes, ses échecs, ses répétitions et désillusions. Son personnage se situe alors entre amertume et autodérision.

Puis le monologue prend l’aspect d’un discours critique, contre un ordre social injuste, contre la censure, pour les libertés.

Axe 1 : Le récit d’un parcours chaotique

1. L’opinion de Figaro sur le Comte

A. Mise en parallèle de leurs parcours respectifs :

Figaro donne de façon explicite son opinion sur le Comte, et met en parallèle leurs deux parcours, leurs situations sociales diamétralement opposées. Le Comte n’a pour mérite que le fait d’être né, tandis que Figaro a du jouer des pieds et des mains rien que pour survivre. Il y a donc mise en perspective des deux grandes situations sociales du XVIIIe siècle. Le récit qui suit n’est qu’une illustration de cette interrogation de Figaro : « N’est-il rien de plus bizarre que la destinée ? »

B. Exemples :

– « Vous vous êtes donné la peine de naître (…) tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement ! »

– « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places ! Tout cela vous rend si fier ! »

2. un récit de vie

A. Stéréotype du héros animé d’un désir de reconnaissance sociale :

Le parcours de Figaro, tel qui nous l’est présenté, s’inscrit dans le stéréotype littéraire de Picaro, personnage animé du désir de reconnaissance sociale mais qui rencontre de nombreux obstacles. On voit alors un écho à la propre existence de Beaumarchais, pour qui l’écriture fût un moyen de reconnaissance sociale (son ascension à la Cour). Il y a donc identification de l’auteur avec son personnage, du fait de leurs carrières, de leur succession de métiers quasi-identiques et de leurs semblables rapports houleux avec le régime. Tous deux ont connu le passage entre des sphères sociales très différentes.

3. La construction du récit

Le récit de Figaro est construit sur une succession d’étapes, elles-mêmes faîtes d’illusions, puis de sanction, de désillusions et finalement d’échec ou de chute. Chacune de ces étapes repose sur le décalage entre la tentative et ce qu’il en advient finalement. Il y a une part de cruauté : chaque essai se trouve heurté à la dure réalité, et l’énergie déployée est vaine.

Beaumarchais use alors de procédés pour accentuer cette répétition de l’échec : présent de narration (tous les éléments sur le même plan), l’accumulation, l’absence de repères temporels. Ainsi tout dans ce parcours suggère l’échec inéluctable.

4. Figaro entre amertume et autodérision

Figaro se trouve donc dans un état d’esprit qui oscille entre amertume et autodérision : le contenu est grave, mais le registre pathétique à peine effleuré. Les thèmes abordés sont la misère, la pauvreté, la censure, les échecs de la vie.

Malgré cela, le monologue demeure léger, garde une certaine vivacité (« sitôt », « à l’instant », « et voilà »), grâce aussi à la succession rapide des évènements, la promptitude de l’échec à caractère systématique. Paradoxalement, cela devient presque comique, le monologue ne sombre pas dans la lamentation. Les didascalies (« il se lève »), la ponctuation (phrases exclamatives, interjections récurrentes) créent une animation qui laisse entendre que Figaro ne cède pas à l’abattement.

Axe 2 : Un discours critique

1. Un ordre social injuste

Figaro prend à parti le Comte de manière rhétorique, ce dernier n’étant pas présent sur scène. Il revient sur sa destinée, compare leurs parcours respectifs, et énonce clairement une opposition entre naissance et mérite, un thème cher aux Lumières.

Les interpellations, la ponctuation traduisent la colère de Figaro et entrent dans son argumentation. L’énonciation marque l’opposition entre le Comte et Figaro : « parce que vous êtes » – « tandis que moi ».

Mais avec la formule « parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! », Figaro remet en question, et de façon presque outrancière, les fondements de l’ordre social de son époque. Il montre l’inadéquation entre naissance et mérite, l’absence d’équivalence entre valeur réelle de l’homme et son rang social.

Par l’accumulation, Figaro montre tous les privilèges dont jouit le Comte : « noblesse, fortune, un rang, des places ! » et l’oppose à sa valeur véritable. En faisant référence aux évènements du « Barbier de Séville », Figaro rappelle que sans lui, le Comte aurait connu bien des difficultés.

Alors que le Comte connaît passivité, opulence et profusion de richesses (« vous vous êtes donné la peine de naître »), il fallut à Figaro « plus de science et de calculs pour subsister ». Toute une énergie déployée pour finalement une existence précaire.

A partir de ces oppositions, ce sont les fondements de l’ordre social qui sont remis en question.

2. Éloge des libertés

Figaro se lance en parallèle dans un discours contre la censure, pour la liberté de penser, d’écrire, de diffuser. Chacune des tentatives énoncées pour l’expansion de ces libertés de trouvent heurtées à des obstacles :

– Autodafé : référence aux Lettres Persanes de Montesquieu ; on assiste à une moquerie des Princes Mahométans. Beaumarchais se met ainsi à l’abri de toute poursuite et renvoie aux rouages obscurs du pouvoir, présentant l’ignorance, l’imbécillité de ceux qui gouvernent.

– Emprisonnement : cette sentence sonne presque comme un honneur pour Figaro.

Figaro énonce une avalanche d’interdits (« ni, ni ») et l’on remarque le champ lexical de la liberté (« imprimer librement », « douce liberté »). Il présente la censure comme absurde et imposant le vide de la pensée.

Axe 3 : Figaro, héros prérévolutionnaire ?

1. La colère d’un homme trahi

Figaro, après des propos à teneur presque misogyne causés par son désarroi à propos de Suzanne. Son discours critique, on l’a vu, remet en cause les fondements de l’ordre social de son époque. Il s’en prend aux privilèges de la naissance, à la domination aristocratique. Outrage à l’époque, il met le Comte au défi dans son monologue et lui propose de se mesurer sur le même plan avec lui.

En fait, il se sent impuissant devant le Comte : il ne peut rien contre la volonté souveraine de son maître ; c’est exactement la condition sociale du Tiers-Etat à la veille de la Révolution Française.

2. Une portée prémonitoire

La diatribe reprend le thème fondamental de la pièce, qui est de nature prérévolutionnaire. Les revendications, les espoirs et la volonté de justice sociale sont les mêmes que ceux des futurs révolutionnaires de 1789. Il y a identification du peuple, du Tiers-Etat, à ce personnage victime, mais animé d’une volonté de changements. Ces thèmes expliquent donc la censure dont a été victime l’œuvre à sa parution.

Conclusion

« Le Mariage de Figaro » n’est certes pas une tragédie. Elle demeure une pièce gaie, enjouée, célébrant le bonheur de vivre. Toutefois elle véhicule une dimension sérieuse : derrière la truculence des paroles et des situations, Beaumarchais se livre à une véritable critique sociale, et montre, notamment dans cette scène, l’effet dévastateur que peut produire l’abus d’autorité. Figaro voyant le Comte lui voler celle qu’il aime, c’est l’homme sans défense exploité par les puissants, désemparé devant l’adversité, qui cesse, le temps d’un monologue, de faire sourire pour sensibiliser.

Figaro porte alors toutes les voix, tous les thèmes révolutionnaires d’un peuple écrasé par la noblesse et la monarchie. Le personnage symbolise alors ce Tiers-Etat en colère, prêt à entrer dans la Révolution Française.

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