La Fontaine, Fables, Les Membres et l’Estomac
Fable étudiée
Je devais par la Royauté
Avoir commencé mon Ouvrage.
A la voir d’un certain côté,
Messer Gaster en est l’image.
S’il a quelque besoin, tout le corps s’en ressent.
De travailler pour lui les membres se lassant,
Chacun d’eux résolut de vivre en Gentilhomme,
Sans rien faire, alléguant l’exemple de Gaster.
Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu’il vécût d’air.
Nous suons, nous peinons, comme bêtes de somme.
Et pour qui ? Pour lui seul ; nous n’en profitons pas :
Notre soin n’aboutit qu’à fournir ses repas.
Chommons, c’est un métier qu’il veut nous faire apprendre.
Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre,
Les bras d’agir, les jambes de marcher.
Tous dirent à Gaster qu’il en allât chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent.
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur ;
Il ne se forma plus de nouveau sang au coeur :
Chaque membre en souffrit, les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins virent
Que celui qu’ils croyaient oisif et paresseux,
A l’intérêt commun contribuait plus qu’eux.
Ceci peut s’appliquer à la grandeur Royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d’elle l’aliment.
Elle fait subsister l’artisan de ses peines,
Enrichit le Marchand, gage le Magistrat,
Maintient le Laboureur, donne paie au soldat,
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient seule tout l’État.
Ménénius le sut bien dire.
La Commune s’allait séparer du Sénat.
Les mécontents disaient qu’il avait tout l’Empire,
Le pouvoir, les trésors, l’honneur, la dignité ;
Au lieu que tout le mal était de leur côté,
Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs était déjà posté,
La plupart s’en allaient chercher une autre terre,
Quand Ménénius leur fit voir
Qu’ils étaient aux membres semblables,
Et par cet apologue, insigne entre les Fables,
Les ramena dans leur devoir.
La Fontaine, Fables (III, 2)
Introduction
La fable « Les Membres et l’Estomac » est tirée du livre III des Fables de Jean de La Fontaine. Vers 1650, la France connut la fronde, une révolte populaire des Parisiens mécontents des abus du pouvoir royal. Quelques années plus tard, avec les exigences financières croissantes du nouveau ministre Colbert, certains personnages du royaume s’inquiètent d’une nouvelle révolte. C’est à cette époque que La Fontaine écrit cette fable.
Pour réaliser cette fable, La Fontaine s’est inspiré de différentes sources. L’apologue des membres et de l’estomac provient d’Esope : « Le ventre et les pieds« . On le retrouve aussi chez Tite-Live, Rabelais, Shakespeare (Coriolan). L’usage que fait La Fontaine de cet apologue n’est pas aussi évident qu’il le semble. Dans un premier temps, nous allons voir de quelle manière cette fable est structurée, puis nous nous demanderons à combien de niveaux nous pouvons comprendre cette fable.
I. Structure de la fable
Du vers 1 à 4 : Introduction et intervention du fabuliste où La Fontaine s’excuse de ne pas avoir commencé son livre par une fable à la gloire du Roi.
Du vers 5 à 20 : Récit des membres qui ne veulent plus travailler pour l’estomac qui pour eux est inutile + Conséquence de leurs actes.
Vers 21 à 23 : La morale que les membres du corps pourraient retirer de leur rébellion.
Vers 24 à 32 : La fable se comprendrait comme une allégorie au Royaume de France.
Vers 33 à 44 : Un exemple historique, celui de Méneluis, qui donne l’origine du récit et en prouve l’efficacité.
II. Les différentes lectures de la fable
On peut remarquer qu’il y a trois niveaux de lecture : La fable parle du corps humain (l’allégorie), que l’on peut interpréter par le royaume de France, et l’exemple historique de la cité de Rome.
On peut mettre en parallèle ces trois niveaux par différents thèmes :
– L’élément détenteur du pouvoir et la perception qu’en donne la fable ;
– L’élément gouverné et la perception qu’en donne la fable ;
– Le sujet de récrimination qui ramène l’élément gouverné sous l’autorité en place.
Nous pouvons donc voir que dans cette fable, il y a dans les trois niveaux un élément détenteur du pouvoir :
– Pour le corps, il y a Messer Gasser (qui est un nom d’origine grec traduisant l’estomac, expression empruntée à Rabelais) au vers 4.
– Pour la France, il y a la grandeur royale (mais attention, il ne parle pas du Roi en personne) au vers 24.
– Pour Rome, il y a le Sénat au vers 34.
L’estomac est tout d’abord perçu négativement au vers 22. On le qualifie comme « oisif et paresseux » puis positivement au vers 23 « à l’intérêt commun contribuait plus qu’eux ». Il y a un contexte d’échange inégal. Cette inégalité s’inverse entre le début et la fin du récit : Au début, les membres considèrent que l’estomac prend plus qu’il ne donne ; à la fin, ils pensent finalement qu’il donne plus qu’il ne reçoit.
Au niveau de la France, il n’y a pas de vision totalement négative. Il y a d’abord une idée d’échange aux vers 25 et 26 « reçoit et donne », « chose égale », « tout travaille pour elle et réciproquement ». Puis à l’idée d’échange se substitue une idée de don : « fait subsister », « enrichit », « maintiens » (ici, maintenir est le synonyme de protéger), « donne paie », « distribue », « entretient seule tout l’État ». On peut remarquer qu’il y a d’abord une réciprocité par un échange puis un don qui est total.
Pour le Sénat, il y a d’abord une vision négative « avait tout l’empire, le pouvoir, les trésors, l’honneur, la dignité … » vers 35/36.
Cependant, on ne voit pas de vision positive donnée directement. La fable précise simplement que « le peuple est ramené dans son devoir » au v.44 après avoir entendu la fable de Messer Gaster.
Nous pouvons voir qu’il y a aussi dans les trois niveaux du récit un élément gouverné en opposition aux éléments gouvernants que nous venons de voir :
Pour le premier niveau de lecture qui est le corps, l’élément gouverné est « tout le corps » comme cela est indiqué au vers 3. Il y a une énumération : « les mains », « membres », « bras », « jambes » : On peut voir que La Fontaine assimile les membres à des humains et il les dote de réactions : « vivre en gentilhomme », « bête de somme ». On peut d’ailleurs noter une antithèse entre ces deux termes, et ils sont approchés par une rime semblable : « pauvres gens » et « mutins », adjectif péjoratif.
Au second niveau de lecture, l’élément gouverné est comme on peut le voir aux vers 26/27 « tout ». Cela montre l’étendue du pouvoir du gouvernant qui est la « grandeur royale » v.24. Il s’en suit une énumération pour donner un visage à ce tout et où l’on peut voir que des fonctions très diverses du corps social sont concernées : Cela renforce l’idée de l’étendue, et montre que cela touche vraiment tout le monde : v28 « artisans », v29 « marchand » « magistrat » « laboureur », v30 « le soldat », v32 « l’état ».
Au troisième niveau de lecture, les gouvernés sont aussi qualifiés comme un grand ensemble comme on peut le voir au vers 34 par « la commune », v35 « les mécontents », v36 « le peuple ».
On peut voir qu’à deux niveaux de lecture, c’est à dire concernant le corps et Rome, il y a des récriminations des gouvernés :
Pour le corps, le sujet principal est l’inégalité des efforts comme on peut le voir au vers 9 et au vers 12. C’est l’affaiblissement du corps qui est le porte-parole et en même temps l’élément de retour à la raison, ce qui est montré aux vers 18 et 20 « tombèrent en langueur », « plus de nouveau sang », « les forces se perdirent ».
Concernant l’exemple historique, qu’est la cité de Rome, les récriminations vont du vers 34 au vers 39 « Le pouvoir, les trésors, l’honneur, la dignité ». « Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre » : L’énumération donne l’impression d’un accablement de la population.
Il faut remarquer qu’au niveau de la France, aucun sujet de récrimination n’est abordé. A première vue, on pourrait se dire que La Fontaine jouerait en quelque sorte le porte-parole du pouvoir royal, de manière à ramener la foule des nobles de la Fronde sous le contrôle du pouvoir par le biais de cette fable reprise de l’Antiquité.
La position de La Fontaine est très ambiguë dans cette fable, et il joue sur les double sens de manière à faire passer ses idées, mais surtout pour ne pas se faire censurer. La clef de la fable se situe dès le vers 3 où La Fontaine écrit en parlant de la royauté « à la voir d’un certain côté ». Cela signifie que si d’un côté, celui exposé dans la fable, la royauté peut paraître essentielle, il existe un autre côté beaucoup moins plaisant mais dont il ne peut parler. N’ayant que très peu de liberté dans ses fables, il contourne cela en développant des critiques indirectes et sous-entendues. Nous pouvons aussi remarquer que le récit se situe à trois niveaux : le corps, la France et sa royauté, et Rome. Si le corps et Rome ont des récriminations directes, la royauté n’en a pas. Par un jeu de parallélisme, on peut associer les reproches faites au Sénat au royaume de France.
Conclusion
Cette fable constitue une critique détournée très habile. La structure complexe du récit enchâssé permet à La Fontaine de développer un texte à plusieurs niveaux de lecture. C’est la seule critique possible face à un pouvoir aussi absolu et rigide que celui de Louis XIV.