Molière

Molière, L’école des femmes, Acte IV, Scène 1, Monologue d’Arnolphe

Texte étudié

ACTE IV, Scène première

ARNOLPHE
J’ai peine, je l’avoue, à demeurer en place,
Et de mille soucis mon esprit s’embarrasse,
Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors
Qui du godelureau rompe tous les efforts.
De quel œil la traîtresse a soutenu ma vue !
De tout ce qu’elle a fait elle n’est point émue ;
Et bien qu’elle me mette à deux doigts du trépas,
On dirait, à la voir, qu’elle n’y touche pas.
Plus en la regardant je la voyais tranquille,
Plus je sentais en moi s’échauffer une bile ;
Et ces bouillants transports dont s’enflammait mon cœur
Y semblaient redoubler mon amoureuse ardeur ;
J’étais aigri, fâché, désespéré contre elle :
Et cependant jamais je ne la vis si belle,
Jamais ses yeux aux miens n’ont paru si perçants,
Jamais je n’eus pour eux des désirs si pressants ;
Et je sens là dedans qu’il faudra que je crève
Si de mon triste sort la disgrâce s’achève.
Quoi ? j’aurai dirigé son éducation
Avec tant de tendresse et de précaution,
Je l’aurai fait passer chez moi dès son enfance,
Et j’en aurai chéri la plus tendre espérance,
Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissans
Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,
Afin qu’un jeune fou dont elle s’amourache
Me la vienne enlever jusque sur la moustache,
Lorsqu’elle est avec moi mariée à demi !
Non, parbleu ! non, parbleu ! Petit sot, mon ami,
Vous aurez beau tourner : ou j’y perdrai mes peines,
Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines,
Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point.

Molière, « L’École des Femmes »

Introduction

La pièce de Molière « L’École des Femmes« , composée en vers, fut pour la première fois représentée le 26 décembre 1663 au théâtre du Palais-Royal à Paris. Elle précède les trois grandes œuvres polémiques que sont « Tartuffe » (1664), « Dom Juan » (1665) et « Le Misanthrope » (1666). L’acte IV scène 1 ne consiste qu’en un seul monologue d’Arnolphe où il exprime son vœu final de se battre jusqu’au bout pour l’amour d’Agnès. En effet, ce passage se situe après la déclaration d’amour d’Agnès envers Horace ce qui bouleverse profondément le pauvre Arnolphe, qui se rend compte par la même occasion qu’il est tombé amoureux de sa protégée. Le fait que la scène se situe juste après l’entracte est important, cela laissant au spectateur la possibilité de faire marcher son imagination sur ce qu’il a pu se passer pendant ce temps là. L’explication de ce texte commence par l’utilité du monologue dans un tel cas. Mais ce texte peut avoir une sorte de double lecture : la vision d’Arnolphe, et la vison du dramaturge Molière.

Rappel de définition :

Il est important de s’arrêter sur la forme de ce récit, c’est un monologue, forme assez peu utilisée dans les comédies.

Un monologue est un moment crucial de la pièce au cours duquel le personnage, seul, exprime à haute voix ce qu’il pense et ressent. Le personnage parle comme s’il était seul à lui-même, mais c’est bien sûr une convention qui permet à l’auteur de faire connaître aux spectateurs les états d’âme, les conflits intérieurs, ou les intentions secrètes qui animent le protagoniste.

I. Pourquoi un monologue ?

Ce monologue se situe juste après la révélation d’Horace : Agnès aime ce dernier et Arnolphe ne souhaite plus posséder Agnès mais être aimé d’elle. C’est à ce moment là que Molière décide de faire le monologue d’Arnolphe.
Ce monologue révèle la pensée d’Arnolphe : au début, il semble qu’il ne sait plus où il en est : « J’ai peine, je l’avoue (…) mettre un ordre et dedans et dehors ». Du vers 5 à 16, Il parle d’Agnès avec une telle contradiction… (cela sera développé dans la prochaine partie). Aux vers 17-18, il est au plus mal : « Et je sens là dedans qu’il faudra que je crève // Si de mon triste sort la disgrâce d’achève ».
C’est à ce moment qu’Arnolphe réagit, le monologue montre une fois de plus l’état d’esprit du protagoniste et laisse entrevoir ses actions futures. Il ne veut pas abdiquer, il ne le fera pas.

Le monologue est donc un habile moyen de faire passer les pensées d’Arnolphe. Mais il convient d’étudier plus profondément la vision d’Arnolphe en commençant par son état d’esprit, puis montrer que le principal intérêt du personnage reste lui-même, en finissant par regarder comment il se donne courage pour persévérer.

Dans cette scène, on voit bien le désordre du protagoniste : « Et de mille soucis mon esprit s’embarrasse ». Cela montre qu’il ne sait pas comment faire face à lui-même, le désordre est trop important. Ce désordre vient d’Horace et Agnès qui sont considérés comme le « godelureau » et la « traîtresse ». Ce désordre s’accompagne aussi d’une contradiction intérieure. Les nombreuses antithèses montrent bien cette contradiction des sentiments qu’il ressent envers Agnès : « Je sentais en moi s’échauffer une bile », « J’étais aigri, fâché… » ; cela peut être mis en opposition avec « enflammait mon coeur » et « mon amoureuse ardeur ». Arnolphe est entré dans une sorte de délire contradictoire qu’il dit sans doute sous la colère et le désespoir. Il y a d’autres oppositions comme celle entre l’insensibilité d’Agnès et la forte émotivité d’Arnolphe. Elle n’est « point émue », « tranquille » alors qu’Arnolphe sent « s’échauffer une bile » et il est « aigri, fâché, désespéré ». Les vers 9 à 12 sont plutôt lyriques, cela montre un amour sincère pour Agnès mais d’un autre coté, la désignation d’Agnès montre que sa vision déplorable des femmes est déplorable. Agnès est pour lui une « traîtresse », il la considère comme sienne et elle est avec lui « à demi marié » et il n’a aucun respect pour sa recherche de l’amour : « Un jeune fou dont elle s’amourache ».

L’état d’esprit d’Arnolphe est totalement désordonné et contradictoire à tout point de vue, il n’a aucun respect pour l’amour d’Agnès et sent une légitimité dans son amour avec Agnès. Mais Arnolphe est aussi quelque peu égocentrique et rapporte tout à lui même. Nous verrons que son principal centre d’intérêt reste lui même.

II. La double lecture et l’importance du regard

Dans le monologue, le thème de la vision est important, le champ lexical est riche : « a soutenu ma vue », « en la regardant », « je voyais », « je ne la vis si belle »… Cela montre bien qu’Agnès est attirante mais sans pourtant qu’elle fasse quelque chose pour susciter son attraction, c’est comme un objet qui est inaccessible. Très vite, Arnolphe passe à son propre apitoiement, il évoque sa mort comme lui étant la victime et Agnès étant son bourreau, il y a ici une inversion du rôle de la victime et cela donne de la confiance à Arnolphe. Si l’on regarde de plus près l’utilisation des pronoms personnels, on se rend compte de l’omniprésence du « Je », les pronoms possessifs sont aussi à la première personne du singulier et l’on remarque une présence répétée du « moi ». Cela montre qu’Arnolphe aime être le sujet du récit et qu’il rapporte tout à lui. Cet égocentrisme est renforcé lorsqu’il devient objet et non plus sujet vers 25 à 27, Arnolphe devient l’objet d’Horace qui est lui devenu le sujet. Cela le rend si mal à l’aise qu’il se met à se parler à lui même pour se rassurer : « Non, parbleu ! non, parbleu ! ». Cela montre une fois de plus l’égocentrisme d’Arnolphe.

Si cet égocentrisme est un des vices d’Arnolphe, cela le met dans la peau de la victime et il peut mieux réagir tout en ayant sa conscience tranquille.

Le monologue se termine par l’envie d’Arnolphe de réagir de façon brutale. Au moment où il évoque sa mort il réagit : « Quoi ! ». Il se convainc lui-même en se remémorant tout ce qu’il a fait pour Agnès : « J’aurais dirigé son éducation« , tout ce qu’Agnès vaut pour lui : « Mon coeur aura bâti sur ses attraits naissants
Et cru la mitonner pour moi durant 13 ans » : cette référence au passé est mise en contraste avec la situation actuelle. »Afin qu’un jeune fou dont elle s’amourache
Me la vienne enlever jusque sur la moustache » : cette situation qui n’est autre que la réalité a le don d’exaspérer Arnolphe qui se sent ridiculisé par les événements mais il continue tout de même :

« Non, parbleu ! non parbleu ! Petit sot, mon ami,
Vous aurez beau tourner, ou j’y perdrai mes peines
Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines
Et de moi tout à fait vous ne rirez point »

L’utilisation de ces « espérances vaines » peut être un moyen de se redonner du courage face à la situation. La persévération d’Arnolphe vient donc de son égocentrisme et de la légitimité qu’il pense avoir sur Agnès. Mais elle vient aussi de la fierté du personnage, le ridicule de la situation le pousse à agir pour sortir de la situation en se donnant du courage.

Conclusion

La vision d’Arnolphe est bien bornée et elle ne changera pas mais dans ce monologue où le personnage est seul face à son désespoir, pourtant, ce n’est pas pour autant qu’il nous faut ressentir de la pitié pour lui malgré le fait que la pièce soit comique. En effet, Molière a introduit quelques éléments de la tragédie mais c’est pour mieux la parodier.

Des éléments du tragique se trouvent dans le monologue, la forme en elle-même est typique de la tragédie pour montrer l’évolution du personnage. Certains procédés stylistiques sont plutôt propres à la tragédie comme les rythmes ternaires. Le registre est parfois tragique et pathétique, en relation avec certains thèmes et le vocabulaire. Le thème de la mort, du regard et de la passion illustré par du vocabulaire fort comme le « trépas », son « amoureuse ardeur » peut faire penser encore une fois à la tragédie. A partir de « Quoi ! », on peut remarquer une extrême rigueur de construction avec la présentation du problème, le rappel du passé puis un discours intérieur violent contre l’ennemi.

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