Victor Hugo

Hugo, Hernani, Acte I, Scène 1

Dégager des axes de lecture : La scène joue son rôle de scène d’exposition et fournit aux spectateurs les éléments nécessaires à la compréhension du déroulement du drame. Mais elle présente aussi quelques une des caractéristiques fondamentales du drame romantique : contrairement aux œuvres dramatiques du XVIIème siècle classique, Hugo accorde ici une grande importance aux éléments matériels de mise en scène : par ailleurs, le mélange des genre, le jeu des contrastes et le traitement du vers marquent une totale rupture avec les conventions théâtrales de la tradition classique.

Introduction

Ce drame romantique composé en 1830 cause à l’époque une véritable révolution littéraire ! Il met à bas les grandes règles classiques (notamment celle des trois unités : temps, lieu, action). Il mélange également le sublime et le grotesque, choque la bienséance et mêle les registres de langue. Le rideau s’ouvre sur une scène nocturne à Saragosse en Espagne. Dona Josepha Duarte, vieille duègne espagnole du temps du roi Don Carlos, seule, dans la pénombre d’un palais. On entend des coups à une « petite porte dérobée ».

I. Une scène d’exposition

La scène situe le drame géographiquement et historiquement, dévoile en partie l’identité des personnages et expose l’enjeu de l’intrigue.

A. Un drame historique espagnol

Le public par le décor et surtout les costumes, est directement transporté dans l’atmosphère de l’Espagne monarchique du début du XVIème siècle : la « vieille » gouvernante porte un « corps » de « jupe » « cousu de jais, à la mode d’Isabelle la Catholique », l’inconnu est habillé « à la mode castillane de 1519 ». Le décor représente « la chambre à coucher » d’un palais de l’époque. Ces éléments font d’emblée d' »Hernani » un drame historique.

B. Les personnages présents ou absents

La scène nous renseigne sur les personnages déjà présents sur scène mais aussi sur les futurs acteurs du drame. La « vieille » remplit un emploi type au théâtre, celui de la confidente de tragédie ou la servante de comédie, personnage utilitaire, qui sert à donner au public les informations nécessaires sur les protagonistes et sur l’action, mais aussi à susciter leurs confidences. L’inconnu qui frappe est aussi un personnage traditionnel de théâtre : celui du riche séducteur volage. On apprend notamment par son « riche costume de velours », son rang, sa richesse, ainsi que son autorité et son arrogance qui se marquent par les ordres, brefs et impérieux : « parle », « cache moi céans », par le tutoiement familier ou le vouvoiement ironique dont il use avec la duègne (« Daignez, madame… »). Il a l’aisance et l’humour du seigneur qui a l’habitude qu’on se soumette à lui, et se moque de la vieille par une métaphore impertinente : « serait-ce l’écurie… ». La scène apporte aussi des informations sur les personnages absents. Il est fait mention de « Dona Sol », « belle », jeune femme qui entre à la fin de la scène, habillée « en blanc » ; elle est « fiancée au vieux duc De Pastrana, son oncle, un bon seigneur vénérable et jaloux ». Enfin, on entend « l’autre », « le jeune amant », « le seigneur Hernani », « cavalier sans barbe », que Dona Sol « reçoit tous les soirs ».

C. L’intrigue et la thématique

Ce début en pleine action met enfin en place un des principaux thèmes du drame, l’amour, auquel se mêlera la politique. « Trois pour une », tel est le titre qu’Hugo devait donner à son œuvre : un jeune cavalier et un vieillard se disputent une même femme et un troisième homme (l’inconnu) vient compliquer cette rivalité.

II. L’importance de la mise en scène

A. Hugo, metteur en scène de son drame

Les drames romantiques ne donnent toute leur mesure que sur scène. Hugo, dès ces premiers vers, marque son intention de « verrouiller » la mise en scène du drame. Il dirige fermement et précisément le metteur en scène et les interprètes, avec le souci de créer un spectacle complet, visuel aussi bien que sonore. Le décor est soigneusement décrit, avec des accessoires très précis : « armoire », « lampe »… Les gestes, les déplacements des personnages sont minutieusement consignés : la vieille « met en ordre quelques fauteuils », Don Carlos « tire de sa ceinture une bourse et un poignard »… Même souci de précision avec les mimiques : « effrayée », « scandalisée », et le champ lexical de la vue : « regarde », « examine »… : l’auteur opère des gros plans sur les visages et les objets.

B. La fonction des didascalies

Elles sont presque absentes dans le théâtre classique. Ici, elles remplissent des fonctions très variées. Tout d’abord, elle situent l’action géographiquement et historiquement : par le biais des costumes et des décors, elles recréent l’atmosphère du XVIème siècle et introduisent dans le drame l’exotisme et la couleur historique. Mais surtout, elles donnent à ce début sa tonalité mélodramatique : « la nuit », « la lampe sur une table » et l’éclairage en clair-obscur qu’elle suggère, « la petite porte masquée », « le manteau sur le nez et le chapeau sur les yeux » de l’inconnu, créent une atmosphère mystérieuse. Le jeu des couleurs (le « cramoisi » des rideaux et le noir dans lequel est plongée la pièce) prend aussi une valeur symbolique : quelque chose de sanglant et de sombre se noue ici, qui plus est un lieu fermé, qui suggère l’intimité d’une « chambre à coucher » dans laquelle se multiplient les recoins propres à l’enfermement. Les gestes et expressions d’effroi et de détermination qui se lisent sur les visages renforcent cette impression. Enfin, l’allure dissimulée de l’homme presque masqué permet le quiproquo et le suspens : « Quoi, seigneur Hernani, ce n’est pas vous ! ». Le jeu sur l’absence et la présence de Don Carlos multiplie les perspectives (il est sur scène mais caché, invisible dans l’armoire).

III. Une « pichenette sur le nez sur classicisme »

Cette expression de Théophile Gautier à propos d' »Hernani » est particulièrement adaptée à une scène d’exposition qui bouscule toutes les traditions dramatiques classiques, non seulement par le mélange des registres « dramatique et comique » mais aussi par de multiples ruptures avec les conventions.

A. Le mélange des registres

Dès les premiers vers, « Hernani » rompt définitivement avec la séparation radicale entre les genres prônée par la tradition, notamment entre tragédie, genre noble, et comédie, genre populaire. Aux accents dramatiques, voire mélodramatiques, de la pièce, vient se mêler un comique varié tant dans son intensité que dans ses sources. La situation elle-même peut faire sourire : la méprise d’une duègne qui prend le roi pour un « beau cavalier » et qui se met à crier, avec un total manque d’à-propos, « au feu ! » ; ce roi caché comme un voleur dans une vulgaire « boite » (l’armoire), le décalage entre son rang et sa position (« il s’y blottit ») ; la contradiction entre le rôle de la duègne (protéger et garder Dona Sol) et ses actions (elle fait entrer tous les soirs son amant, et ce soir-là même un inconnu…) ; l’incohérence du roi qui enjoint la duègne de parler et en même temps lui défend de « dire deux mots », cela ressemble plutôt à du vaudeville et s’accompagne parfois d’un comique de geste : Don Carlos a du mal à s’introduire dans l’armoire (« il s’y blottit avec peine »)… Hugo introduit aussi le comique de caractère à travers la duègne, qui a les traits d’un personnage de comédie plutôt que de tragédie : sa peur ridicule (qui s’exprime à travers des exclamations hyperboliques) à l’arrivée de Don Carlos, son attrait pour l’argent (elle cède facilement à la bourse que lui tend le roi), sa superstition et sa peur de l’enfer (elle croit voir en la personne du roi le « diable » et s’en remet au ciel : « que le ciel nous garde de l’enfer ! »)… Le dialogue est plaisant, suit un rythme alerte (le vers est parfois constitué de six répliques) et joue sur la répétition : la duègne semble programmée pour acquiescer comme un automate par un « oui » servile, si bien qu’elle en vient à répondre avec contretemps : « que je meurs ! oui ». Ailleurs, ce sont les images cocasses qui créent la rupture de ton. Le roi transforme par une métaphore très terre à terre l’armoire en « écurie » où la duègne « met d’aventure / le manche du balai qui lui sert de monture », métamorphosant la vieille en sorcière ! Plus loin, il brosse une caricature d’Hernani, « cavalier sans barbe et sans moustache encore ». Les mots eux-mêmes font sourire, notamment par le décalage entre le rang du personnage et son niveau de langue. Don Carlos lance un « ouf » prosaïque et familier lorsqu’il rentre dans l’armoire. De même, il joue avec humour sur le sens propre et le sens figuré des mots. Langues soutenue et familière se trouvent ainsi plaisamment mêlées.

B. La rupture avec les conventions

Hugo ne se borne pas à transgresser la séparation des registres ; il s’en prend aussi à d’autres conventions du théâtre classique. La figure du roi n’a plus la noblesse des rois des tragédies classiques et, s’il a gardé son autorité, il semble descendu de son piédestal : libertin, tutoyé par la duègne, sa situation burlesque en fait un personnage peut propre à inspirer terreur ou admiration ; les rôles types sont bouleversés. Pour restituer au discours théâtral son naturel, l’auteur enfreint les règles classiques de la prosodie : les coupes sont irrégulières et choquantes pour les tenants de la tradition, la syntaxe bousculée, les membres de l’alexandrin écartelés par de longues didascalies, et cela dès le deuxième vers, disloqué en trois répliques. Dans toute la scène, le vers est démantelé par le dialogue, interrompu par des jeux de scène ou des bruits (les coups frappés à la porte), déséquilibré par des rejets (vers un et deux). Dès ce deuxième vers, témoigne Théophile Gautier, « la querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l’autre vers, cet enjambement audacieux, impertinent même, semblait à un spadassin de profession, allant donner une pichenette sur le nez du classicisme pour le provoquer en duel ». Le lexique est à l’avenant. Pas de mot roturier qui ne soit digne d’entrer dans le drame : « l’escalier », « l’écurie », « le manche à balai » ont droit de cité au théâtre, puisqu’ils font partie de la vie quotidienne.

Conclusion

L’importance de cette première scène dépasse la banale fonction d’exposition de la pièce : par son non-conformisme et ses audaces provocatrices, elle rassemble les principes majeurs et les nouveautés du drame romantique, ce qui en fait un moment clé de l’histoire du théâtre.

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