La vision de l’autobiographie de Lejeune, Dissertation
Sujet
Selon Lejeune un texte autobiographique, selon certains critiques, ce n’est pas un présent qui parle du passé, mais un passé qui parle dans le présent.
Corrigé
Lejeune est considéré comme un spécialiste international de l’écriture autobiographique, reconnu aussi bien en France qu’à l’étranger. Selon lui, l’autobiographie est un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » Cette citation, pouvant être prise comme une source, permet de délimiter l’étude aux ouvrages qui correspondent à cette définition. La notion de récit rétrospectif exprime très clairement que le moment d’énonciation et celui de narration se doivent d’être différents.
En effet quand Lejeune parle de présent et de passé, il convient de comprendre la personnalité du sujet à un moment précis de sa vie par rapport au moment présent. Dans cette citation il s’intéresse à l’évolution d’une personnalité à travers différents événements, différentes épreuves. Pour lui, il est clair qu’à travers l’autobiographie, ce sont les souvenirs qui s’expriment et eux seuls, sans aucune sorte d’influence extérieure. En effet on remarque qu’il est dit dans le sujet « ce n’est pas un présent qui parle du passé, mais un passé qui parle dans le présent ». Une distance est mise entre le présent et le passé, soulignant que le présent n’influence pas le passé. Tandis que « dans » signale très clairement un impact du passé sur le moment présent, le passé y ayant une place importante, voire privilégiée. Néanmoins il est mentionné « un passé » et « un présent ». Lejeune ne parle pas du passé mais des souvenirs qui le constituent (chacun étant indépendant et unique), et du présent du fait de l’instabilité de la personnalité (changeante à chaque instant de sa vie). Nous devrons donc amener cette notion de partie dans notre étude. En définitive, le texte autobiographique est-il l’expression des souvenirs intacts (dans le présent) ou est ce l’idéalisation par l’auteur de ses expériences passées ?
Tout d’abord je m’intéresserai à l’idéalisation du souvenir par l’auteur. Puis j’aborderai la question de l’expression des souvenirs.
Le présent peut avoir, dans une certaine mesure, une influence sur le passé. Tout le monde, lorsqu’il se remémore ses souvenirs, les idéalise. Donc il y a bien une influence du présent sur le passé. En effet un présent qui parle du passé c’est comme si une nouvelle personne regardait les souvenirs, s’en émouvait et les modifiait légèrement pour les rendre encore plus agréables ou plus désagréables (suivant le souvenir), ou tout du moins plus semblables à sa vision idéalisée de ce que doivent être ces souvenirs.
Dans l’autobiographie, on observe un effet de dédoublement de la personnalité de l’auteur entre un « je » passé (celui du souvenir) et un « je » présent (celui qui écrit et se souvient). Par conséquent, l’auteur d’un récit autobiographique se demandera forcément : « comment me rappeler maintenant celui que j’ai été avant ? ». Il se dira qu’il n’est plus (au moment où il écrit), celui qu’il était à l’époque du souvenir. A partir de ce moment, puisqu’il réfléchit, sa personnalité présente va ressortir dans le souvenir. De plus le temps de la narration, celui où parle le narrateur, est postérieur au temps de l’histoire, celui où agit le personnage. Cela exprime une dissociation du présent et du passé, qui rend possible l’expression d’un présent à propos du passé mais pas celle d’un passé dans le présent (car les deux temps sont utilisés en même temps). En effet dans presque tous les récits autobiographiques, la narration du souvenir est suivie d’un retour au présent, où l’auteur écrit ses impressions sur la situation. Ce jugement traduit bien « un présent qui parle du passé » :
Une anecdote, une simple anecdote. D’où vient que j’en garde la marque, comme si les morsures des fourmis guerrières étaient encore sensibles, que tout cela s’était passé hier ? Sans doute est-ce mêlé de légende, de rêve.
L’Africain de Jean-Marie Gustave Le Clézio (2004)
En outre si on prend l’exemple de l’épisode du ruban volé dans Les Confessions, Rousseau a beau dire que c’est la faute des autres (parce qu’ils l’ont mal interrogé), et en particulier de Marion (parce que c’est à elle qu’il voulait donner le ruban), il ne peut nier qu’il est coupable. L’écriture de ce souvenir révèle un désir de se faire pardonner.
Par ailleurs un des principaux buts de l’autobiographie est de se remémorer des souvenirs, mais aussi de les analyser. Depuis le souvenir, au fil des expériences, l’auteur a grandi et a mûri, pour aboutir à la formation d’une nouvelle personnalité qui ressent et aborde ses actes passés d’une autre manière. Le narrateur est donc souvent amené à juger celui qu’il fut. Par conséquent le présent, à travers l’auteur/narrateur, parle et analyse le passé (souvent de son enfance car riche en souvenirs), à travers l’évocation de souvenirs :
Ce souvenir est, je crois, le plus pénible de mes souvenirs d’enfance. Non seulement je ne comprenais pas que l’on m’eût fait si mal, mais j’avais la notion d’une duperie, d’un piège, d’une perfidie atroce de la part des adultes, qui ne m’avaient amadoué que pour se livrer sur ma personne à la plus sauvage agression.
L’Âge d’homme de Michel Leiris
On peut aussi découvrir une influence du présent sur le passé dans la rupture du pacte de sincérité. On remarque en lisant plusieurs autobiographies, qu’il est très difficile de résister à la tentation d’en faire trop, mais cela reste une des contraintes majeures qui fait d’un récit autobiographique honnête un récit de qualité. Les fioritures ainsi que les erreurs volontaires de l’auteur révèlent un désir de déformer le souvenir selon ses envies et ses attentes de ce que doit être un souvenir. Dans ce cas l’auteur recherche l’idéalisation au dépend de la réalité comme dans L’Âge d’homme de Michel Leiris, qui dramatise un souvenir, et dans Enfance de Nathalie Sarraute :
« – Ne te fâche pas, mais ne crois-tu pas que là, avec ces roucoulements, ces pépiements, tu n’as pas pu t’empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… tu as fait un joli petit raccord, tout à fait en accord.
– Oui, je me suis peut-être un peu laissée aller… »
Enfance de Nathalie Sarraute (1985)
On en déduit que l’influence du présent sur le passé existe bien, mais quelques fois seulement car elle est le résultat de l’idéalisation des souvenirs.
Transition : Néanmoins l’influence du passé dans le présent est tout aussi importante voire plus que celle du présent sur le passé.
L’influence du passé sur le présent est très visible. En effet, c’est nos expériences passées qui forgent notre identité, qui font de nous ce que nous sommes aujourd’hui. La mémoire ne garde que les expériences enrichissantes ou traumatisantes pour nous permettre de continuer d’avancer et de ne pas commettre les mêmes erreurs qu’hier.
Dans un récit autobiographique l’auteur ne conte pas ses souvenirs, il les laisse s’exprimer à travers lui. C’est un passé, c’est-à-dire une anecdote, qui surgit dans le présent. Il est appelé du fond de la mémoire par une odeur, un sentiment… (il est toujours là car c’est un élément important), il revient, s’exprime, apporte son flot d’émotions, bouleverse le présent, puis repart pour revenir plus tard, quand il sera de nouveau sollicité. Les souvenirs s’expriment eux-mêmes et avec leurs propres mots comme on le voit pour dans L’Âge d’homme (Michel Leiris), où l’enfant, avec ses mots, associe le chirurgien à un ogre :
Voici comment les choses se passèrent : laissant mes parents dans le salon d’attente, le vieux médecin m’amena jusqu’au chirurgien, qui se tenait dans une autre pièce en grande barbe noire et blouse blanche (telle est, du moins, l’image d’ogre que j’en ai gardée)…
De plus les auteurs respectent, la plupart du temps, le pacte de sincérité car ils ne tromperaient que les autres et pas eux-mêmes. Quelle serait l’utilité d’un mensonge, si l’auteur n’en voit même pas les bienfaits ? Dans ce cas c’est bien un passé (un souvenir) qui parle dans le présent, sans aucune influence de la part de l’auteur. Par conséquent il accepte les souvenirs tels qu’ils sont et ne cherche pas à les modifier pour les rendre plus émouvants par exemple pour Les Confessions de Rousseau :
Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire.
En outre le passé se manifeste dans le présent par le fait qu’il est un élément fondateur de la personnalité. Nos expériences passées, surtout nos erreurs et nos échecs, nous apprennent comment vivre et de ce fait influent sur nos comportements au moment présent. Le passé de l’auteur fait partie à part entière de lui, de sa personnalité, donc modifiera toujours sa perception des choses (surtout celles qu’il a déjà vécues). Dans la même perspective, le personnage peut avoir subi un traumatisme, qui a mené à un changement radical de sa vision du monde (enfant la plupart du temps). Ceci est la plus importante trace qu’un souvenir peut laisser sur un individu durant toute sa vie comme dans L’Âge d’homme de Michel Leiris :
Toute ma représentation de la vie en est restée marquée : le monde, plein de chausse-trapes, n’est qu’une vaste prison ou salle de chirurgie ; je ne suis sur terre que pour devenir chair à médecins, chair à canons, chair à cercueil ; comme la promesse fallacieuse de m’emmener au cirque ou de jouer à faire la cuisine, tout ce qui peut m’arriver d’agréable en attendant n’est qu’un leurre, une façon de me dorer la pilule pour me conduire plus sûrement à l’abattoir où, tôt ou tard,je dois être mené.
Tout ceci démontre bien que l’influence du passé sur le présent est très importante, car contribuant à l’édification de la personnalité.
Quel que soit le récit autobiographique, et même si l’auteur respecte le pacte de Sincérité, l’existence de cette double influence du passé sur le présent et du présent sur le passé chez l’être humain est révélée par l’évocation des souvenirs. En effet la contradiction n’est qu’apparente car l’événement par son caractère original, forme la personnalité (le passé influe sur le présent), et la nouvelle personne formée regarde le souvenir à la lumière des expériences passées et l’analyse tout autrement, de ce fait le décrit autrement (le passé est influencé par le présent). Néanmoins l’impact du passé sur le présent est beaucoup plus important car elle conduit à l’édification complète et entière de la personnalité de l’individu, tandis que l’impact du présent sur le passé est plus minime car ne permet « que » de comprendre l’historie de sa personnalité et donc sa nature profonde.
Cependant nous ne pouvons pas dire qu’un récit autobiographique est seulement un présent qui parle du passé ou un passé qui parle dans le présent, c’est avant tout une sorte de bilan de sa vie, surtout des années formatrices. Pour certains auteurs, Rousseau, par exemple c’est aussi un moyen de ce confesser au genre humain, ou encore comme Sartre d’expliquer ses motivations. Sarraute quant à elle l’utilise pour marquer la fin de son œuvre… Nous pouvons conclure que seules les motivations, différentes d’un auteur à l’autre, qui conduisent à l’écriture d’un récit autobiographiques sont importantes, et que c’est cette diversité qui rend ce genre riche.