Jean Anouilh

Anouilh, Antigone, Antigone face à Créon, 2ème Face à Face

Texte étudié

CREON

[…] Mais je vais te dire quelque chose, à toi, quelque chose que je sais seul,
quelque chose d’effroyable : Etéocle, ce prix de vertu, ne valait pas plus cher que
Polynice. Le bon fils avait essayé, lui aussi, de faire assassiner son père, le prince loyal
avait décidé, lui aussi, de vendre Thèbes au plus offrant. Oui, crois-tu que c’est drôle ?
Cette trahison pour laquelle le corps de Polynice est en train de pourrir au soleil, j’ai la
preuve maintenant qu’Etéocle, qui dort dans son tombeau de marbre, se préparait, lui
aussi, à la commettre. C’est un hasard si Polynice a réussi son coup avant lui. Nous
avions affaire à deux larrons en foire qui se trompaient l’un l’autre en nous trompant et
qui se sont égorgés comme deux petits voyous qu’ils étaient, pour un règlement de
comptes… Seulement, il s’est trouvé que j’ai eu besoin de faire un héros de l’un deux.
Alors, j’ai fait rechercher leurs cadavres au milieu des autres. On les a retrouvés
embrassés pour la première fois de leur vie sans doute. Ils s’étaient embrochés
mutuellement, et puis la charge de la cavalerie aryenne leur avait passé dessus. Ils
étaient en bouillie, Antigone, méconnaissables. J’ai fait ramasser un des corps, le moins
abîmé des deux, pour mes funérailles nationales, et j’ai donné l’ordre de laisser pourrir
l’autre où il était. Je ne sais même pas lequel. Et je t’assure que cela m’est bien égal.

Il y a un long silence, ils ne bougent pas, sans se regarder, puis Antigone dit doucement :

ANTIGONE

Pourquoi m’avez-vous raconté cela ?

Créon se lève, remet sa veste.

CRÉON

Valait-il mieux te laisser mourir dans cette pauvre histoire ?

ANTIGONE

Peut-être. Moi, je croyais.

Il y a un silence encore. Créon s’approche d’elle.

CRÉON

Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

ANTIGONE, se lève comme une somnambule.

Je vais remonter dans ma chambre.

CRÉON

Ne reste pas trop seule. Va voir Hémon, ce matin. Marie-toi vite.

ANTIGONE, dans un souffle.

Oui.

Introduction

La Grèce Antique par l’intermédiaire de ses poètes et dramaturges, nous a transmis un grand nombre de légendes. Les anciens ont, en effet, exprimé à travers d’histoires familiales de grandes idées telles que les rapports entre l’homme et son destin, le bonheur, la justice. Ainsi ont été composées des tragédies inscrites dans certains cycles comme Oedipe roi et Antigone de Sophocle dans le cycle des Labdacides.

Ici nous étudierons une scène qui met face à face Antigone et Créon présente dans la tragédie moderne d’Anouilh : Antigone parut en 1946 après la seconde guerre mondiale et est jouée pour la 1ère fois en février 1944.

Nous nous demanderons de quelle stratégie use Créon afin de convaincre Antigone de renoncer à la mort.

Nous développerons tout d’abord le blâme des 2 frères pour ensuite continuer avec la mise en valeur de Créon et finir avec la réaction d’Antigone.

I. Le blâme des deux frères

« deux larrons en foire », « deux petit voyous » : expressions familières, dépréciation des frères.

Mise à mal de l’image du « bon » frère Étéocle :

– « Étéocle, ce prix de vertu, ne valait pas plus cher que Polynice ».

? pseudo éloge : comparaison des 2 frères qui ne valent rien, assimilation de ceux-ci.

? « le bon fils », « le prince loyal » : éloge apparent mais pas dans le contexte : antiphrases. Il rend les frères indignes de l’acte d’Antigone.

Il jette un doute.

« je ne sais même pas lequel »: il ne ménage pas sa nièce, il cherche à susciter le dégoût, roi qui reconnaît avoir menti.

Il utilise des termes choquants, forts :

– « pourrir, embrochés, en bouillie, égorgé »: termes crus pour associer son autorité.

– Précise les circonstances : « égorgé », « embrochés » , « embrassés » : ils sont aussi mal en point l’un que l’autre, tous les 2 sont aussi fautif l’un que l’autre, ils sont responsables de ce qui leur arrive et de la situation d’Antigone.

– « embrassés pour la 1ère fois de leur vie sans doute » : ironie qui sous-entend la haine entre les 2. La violence des termes présente les 2 frères comme des monstres sanguinaires que seule la mort a pu réunir.

– « règlements de comptes »: il réduit lutte pour le pouvoir royal à quelque chose de sordide, loin des enjeux royaux.

C’est une histoire qui aurait pu se retrouver dans la rubrique des faits divers : règlements de compte entre brigands ?

Par ce blâme, le roi cherche à susciter le dégoût, l’écœurement d’Antigone, il veut la déstabiliser.

On peut voir que par ses tournures ironiques, son vocabulaire violent et l’assimilation des 2 frères ainsi que la démythification du héros national, le roi cherche à faire revenir Antigone à la raison mais il use d’autres ruses afin d’arriver à son but. Il n’hésite pas à jouer avec les sentiments d’Antigone, il ne l’épargne pas mais donne l’impression d’être crédible.

II. Créon se met en valeur

Met Antigone dans la confidence, il lui confit un secret « à toi » : mise au secret d’Antigone privilégiée.

« quelque chose d’effroyable que je sais seul » : c’est un secret d’État qu’il confie à sa nièce, le roi lève le voile sur un secret que lui seul connaît : Créon est un homme qui n’a pas choisi de masquer une part de la vérité, c’est par affection pour Antigone qu’il avoue son secret.

C’est un homme de pouvoir :

– « j’ai eu besoin de faire un héros »: il a été obligé de choisir un héros pour son propre intérêt.

– Pouvoir de masquer les vérités dont il est acteur : « je », « j’ai » c’est lui qui a décidé. Lorsqu’il rapporte les événements c’est bien lui qui a ordonné :

– « j’ai fait ramasser… », « j’ai donné l’ordre » : c’est un secret très lourd, Créon s’est servi des 2 frères. C’est un rôle dans lequel il a joué.

Il a le souci de ne pas perdre l’attention de sa nièce « à toi », « Antigone », « Oui crois-tu que c’est drôle » : question de rhétorique: il l’interpelle.

Très longue intervention de Créon qu’Antigone n’interrompt pas, elle l’écoute.

Créon, dans cette scène, sait se donner le beau rôle et nous avons ici un rôle de Créon inclus dans le rôle de l’acteur.

Maintenant observons la réaction d’Antigone.

III. Réaction d’Antigone

On a ici un triomphe de Créon.

Il domine l’ensemble de l’échange. Il est rusé dans sa façon de faire. Il fait semblant d’oublier tout ce qui s’est passé avant. Il s’agit d’un travail supplémentaire, il tourne trop vite la page et sympathise avec l’ennemi, il met Antigone de son côté, il l’endort. Personnage qui apparaît comme le chef devoir qu’il assume sans plaisir.

« se lève comme une somnambule » : temps de décalage entre le levée d’Antigone et celui de Créon, temps de retard pour Antigone qui est dans ses pensées, agit mécaniquement. Mourir était pour elle le seul moyen d’être Antigone, elle a perdu sa raison de vivre : la mort. Ne plus mourir c’est ne plus être elle-même d’où l’image du somnambule, état second.

« je vais remonter dans ma chambre » : alors que jusque là son futur immédiat était de retourner enterrer son frère. Chambre = lieu de refuge, intimité, lieu où tout à commencer au cœur des débats avec sa nourrice, dans la chambre Antigone est elle-même, lieu de sommeil = symbolique de la mort. Elle a changé de discours.

« ne reste pas trop seule, va voir Hémon, marie-toi vite » : série d’impératifs, conseils, il prend soin d’elle. Antigone est prête pour la vie, le bonheur avec son mariage avec Hémon. Il lui conseille de reprendre sa vie là où elle la laissée.

« dans un souffle » : à bout de souffle, elle semble définitivement résignée, métamorphose d’Antigone dans les didascalies.

« tu as toute la vie devant toi » : il lui a accordé la vie.

« notre discussion était bien oiseuse » : vanité des mots et des désaccords entre les 2 alors qu’il était si simple de dire oui à la vie. Antigone et Créon sont tombés d’accord, dans une phase plus pacifique mais nous spectateur savons qu’elle va mourir (issue fatale).

« long silence » qui s’installe, phase de réflexion, retentissement des mots de Créon dans l’esprit d’Antigone.

S’en suit une question : « pourquoi m’avez-vous… »: elle remet en cause la véracité des propos, mesure l’impact des propos de son oncle, pas de mouvement, pas de regard : absence de communication.

« doucement » : écrasée par tout ce que vient de dire Créon, absence de force, de se rebeller, elle est sous le choc.

Étonnement double : ses frères et Créon.

Réponse : question au passé : « Valait-il mieux te laisser mourir dans cette pauvre histoire ? » : pour lui l’affaire est résolue, il l’a convaincu, affaire classée, il lui dit qu’il vient de la sauver.

« moi, je croyais » : elle croyait qu’elle devait mourir Créon est parvenu à ses fins, elle est de – en – sûr. L’effort de Créon est récompensé, elle est dans l’incertitude.

« Créon approche » : fait un pas vers Antigone, geste de soutien, de réconfort.

« qu’est-ce que tu va faire maintenant ? » : il lui demande ses projets, elle ne mourra pas c’est sûr.

On a du mal à croire qu’Antigone se résigne si rapidement.
Mais cependant elle prend une certaine revanche.

Antigone donne l’impression qu’il y a une distance entre elle et elle-même. Les didascalies révèlent le triomphe de Créon mais aussi une autre interprétation: Antigone n’est plus tout fait consciente de ce qu’elle vient de dire.

Antigone se contente de réponses extrêmement faibles : « oui ».
C’est toujours Créon qui relance la discussion.

Conclusion

Antigone, à l’inverse des autres textes n’est plus en train d’être elle-même, elle s’efface de plus en plus. Elle n’entre pas vraiment en dialogue, repart dans son lieu d’intimité, d’isolement et ne se heurte pas à Créon.

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