Edmond Rostand

Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte III, Scène 7, Sous le Balcon de Roxane

Texte étudié

ROXANE, entrouvrant sa fenêtre.
Qui donc m’appelle ?

CHRISTIAN
Moi.

ROXANE
Qui, moi ?

CHRISTIAN
Christian.

ROXANE, avec dédain.
C’est vous ?

CHRISTIAN
Je voudrais vous parler.

CYRANO, sous le balcon, à Christian.
Bien. Bien. Presque à voix basse.

ROXANE
Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !

CHRISTIAN
De grâce !…

ROXANE
Non ! Vous ne m’aimez plus !

CHRISTIAN, à qui Cyrano souffle ses mots.
M’accuser, – justes dieux ! –
De n’aimez plus… quand… j’aime plus !

ROXANE, qui allait refermer sa fenêtre, s’arrêtant.
Tiens, mais c’est mieux !

CHRISTIAN, même jeu.
L’amour grandit bercé dans mon âme inquiète…
Que ce… cruel marmot prit pour… barcelonnette !

ROXANE, s’avançant sur le balcon.
C’est mieux ! – Mais, puisqu’il est cruel, vous fûtes sot
De ne pas, cet amour, l’étouffer au berceau !

CHRISTIAN, même jeu.
Aussi l’ai-je tenté, mais… tentative nulle :
Ce… nouveau-né, Madame, est un petit… Hercule.

ROXANE
C’est mieux !

CHRISTIAN, même jeu.
De sorte qu’il… strangula comme rien…
Les deux serpents… Orgueil et… Doute.

ROXANE, s’accoudant au balcon.
Ah ! c’est très bien.
– Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l’imaginative ?

CYRANO, tirant Christian sous le balcon, et se glissant à sa place.
Chut ! Cela devient trop difficile ! …

ROXANE
Aujourd’hui…
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?

CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian.
C’est qu’il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.

ROXANE
Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille.

CYRANO
Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,
Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçois ;
Or, moi, j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite.
D’ailleurs vos mots à vous, descendent : ils vont plus vite.
Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !

ROXANE
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.

CYRANO
De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude !

ROXANE
Je vous parle, en effet, d’une vraie altitude !

CYRANO
Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !

ROXANE, avec un mouvement.
Je descends !

CYRANO, vivement.
Non !

ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon.
Grimpez sur le banc, alors, vite !

CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit.
Non !

ROXANE
Comment… non ?

CYRANO, que l’émotion gagne de plus en plus.
Laissez un peu que l’on profite…
De cette occasion qui s’offre… de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.

ROXANE
Sans se voir ?

CYRANO
Mais oui, c’est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d’un long manteau qui traîne,
J’aperçois la blancheur d’une robe d’été :
Moi je ne suis qu’une ombre, et vous qu’une clarté !
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
Si quelquefois je fus éloquent…

ROXANE
Vous le fûtes !

CYRANO
Mon langage jamais jusqu’ici n’est sorti
De mon vrai cœur…

ROXANE
Pourquoi ?

CYRANO
Parce que… jusqu’ici
Je parlais à travers…

ROXANE
Quoi ?

CYRANO
…le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux !… Mais, ce soir, il me semble…
Que je vais vous parler pour la première fois !

ROXANE
C’est vrai que vous avez une toute autre voix.

CYRANO, se rapprochant avec fièvre.
Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J’ose être enfin moi-même, et j’ose…
Il s’arrête et, avec égarement.
Où en étais-je ?
Je ne sais… tout ceci, – pardonnez mon émoi, –
C’est si délicieux… c’est si nouveau pour moi !

ROXANE
Si nouveau ?

CYRANO, bouleversé, et essayant toujours de rattraper ses mots.
Si nouveau… mais oui… d’être sincère :
La peur d’être raillé, toujours au cœur me serre…

ROXANE
Raillé de quoi ?

CYRANO
Mais de… d’un élan !… Oui, mon cœur,
Toujours, de mon esprit s’habille, par pudeur :
Je pars pour décrocher l’étoile, et je m’arrête
Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !

ROXANE
La fleurette a du bon.

CYRANO
Ce soir, dédaignons-la !

ROXANE
Vous ne m’aviez jamais parlé comme cela !

CYRANO
Ah ! si loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses… plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d’or fin, l’eau fade du Lignon,
Si l’on tentait de voir comment l’âme s’abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve !

ROXANE
Mais l’esprit ?…

CYRANO
J’en ai fait pour vous faire rester
D’abord, mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
– Laissons, d’un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel :
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l’âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !
ROXANE
Mais l’esprit ?…

CYRANO
Je le hais, dans l’amour ! C’est un crime
Lorsqu’on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d’ailleurs inévitablement,
– Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ! –
Où nous sentons qu’en nous un amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste !

ROXANE
Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,
Quels mots me direz-vous ?

CYRANO
Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j’étouffe,
Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;
Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s’agite, et le nom sonne !
De toi, je me souviens de tout, j’ai tout aimé :
Je sais que l’an dernier, un jour, le douze mai,
Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
J’ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que comme lorsqu’on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !

ROXANE, d’une voix troublée.
Oui, c’est bien de l’amour…

CYRANO
Certes, ce sentiment
Qui m’envahit, terrible et jaloux, c’est vraiment
De l’amour, il en a toute la fureur triste !
De l’amour, – et pourtant il n’est pas égoïste !
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien,
S’il ne pouvait, parfois, que de loin j’entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
– Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?…
Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est trop doux !
Je vous dis tout cela, vous m’écoutez, moi, vous !
C’est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu’à mourir maintenant ! C’est à cause des mots
Que je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !
Car tu trembles ! car j’ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin !
Il baise éperdument l’extrémité d’une branche pendante.

ROXANE
Oui, je tremble, et je pleure, et je t’aime, et suis tienne !
Et tu m’as enivrée !

CYRANO
Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c’est moi, moi, qui l’ai su causer !
Je ne demande plus qu’une chose…

CHRISTIAN, sous le balcon.
Un baiser !

ROXANE, se rejetant en arrière.
Hein ?

CYRANO
Oh !

ROXANE
Vous demandez ?

CYRANO
Oui… je…
À Christian bas.
Tu vas trop vite.

CHRISTIAN
Puisqu’elle est si troublée, il faut que j’en profite !

CYRANO, à Roxane.
Oui, je… j’ai demandé, c’est vrai… mais justes cieux !
Je comprends que je fus bien trop audacieux.

ROXANE, un peu déçue.
Vous n’insistez pas plus que cela ?

CYRANO
Si ! j’insiste…
Sans insister !… Oui, oui ! votre pudeur s’attriste !
Eh bien ! mais, ce baiser… ne me l’accordez pas !

CHRISTIAN, à Cyrano, le tirant par son manteau.
Pourquoi ?

CYRANO
Tais-toi, Christian !

ROXANE, se penchant.
Que dites-vous tout bas ?

CYRANO
Mais d’être allé trop loin, moi-même je me gronde ;
Je me disais : tais-toi, Christian !…
Les théorbes se mettent à jouer.
Une seconde !…
On vient !
Roxane referme la fenêtre. Cyrano écoute les théorbes, dont l’un joue un air folâtre et l’autre un
air lugubre.
Air triste ? Air gai ?… Quel est donc leur dessein ?
Est-ce un homme ? Une femme ? – Ah ! c’est un capucin !

Introduction

Nous allons étudier un extrait de « Cyrano de Bergerac » d’Edmond Rostand et plus précisément l’acte III, scène 7. Edmond Rostand est né en 1868, c’est un poète et auteur dramatique, il est connu de ses triomphes avec « Cyrano de Bergerac » mais également avec « Aiglon ». Il fut élu à l’Académie française en 1901. Il meurt en 1918.

Dans ce passage Roxane apparaît à son balcon à l’appel de Christian, mais elle refuse de l’entendre, doutant toujours de son éloquence. Plein d’esprit Cyrano est amoureux de sa cousine, la précieuse Roxane, malheureusement il n’ose lui avouer son amour car il est affublé d’un physique grotesque. Par contre Roxane est attirée par Christian, un joli petit soldat n’ayant lui aucun esprit. A la fin de l’acte II, les deux hommes conviennent de palier au défaut de chacun par une complicité destinée à séduire Roxane. C’est ainsi que nous les retrouvons sous le balcon de la belle à la scène 7 de l’acte III. Comment Cyrano va-t-il exprimer cet amour sans se compromettre aux yeux de Roxane, mais en affirmant la vérité de ses sentiments ? La scène présente le développement du sentiment amoureux dans son sens le plus général. Le premier contact est physique, marqué par le sens, l’apparence et Christian représente ici l’apparence de l’amour. Mais lorsque deux personnes éprouvent un sentiment, leur connaissance s’approfondit par le jeu de l’esprit telle que le montre la préciosité de Roxane. Cependant l’amour n’est pas un jeu de l’esprit mais un sentiment, c’est ici que le cœur de Cyrano s’exprime révélant la profondeur et la générosité de son amour.

Pour répondre à la problématique suivante : Pourquoi Edmond Rostand à voulu faire un « dialogue » à trois ? Nous verrons dans un premier temps les difficultés de ce dialogue et en second lieu, Cyrano dévoilé.

I. Les difficultés du dialogue à trois

1. De la préciosité au lyrisme

Nous avons le dialogue amoureux le plus passionné de la pièce. C’est un dialogue à trois dont le ressort est dramatique et dont la situation est malgré tout comique avec des échanges amoureux intenses. Nous avons deux séquences séparées par la réflexion de Roxane : « Vous ne m’aviez jamais parlé comme cela ». Cyrano prend le monopole de la parole, le pouvoir verbal. Nous constatons une évolution dans la prise de parole. En effet, dans la première partie il semble répondre aux attentes de Roxane désireuse de préciosité. Il utilise le langage précieux, celui qu’elle souhaite entendre. Puis, dans la seconde séquence, il adopte un tout autre langage beaucoup plus direct et dépourvu de toute préciosité au profit d’un certain lyrisme.

2. De l’amour à la supercherie

Nous atteignons le paroxysme de la supercherie. Comment tout en étant Cyrano, faire parler Christian ? Cyrano devient le manipulateur qui parvient à s’octroyer le monopole de la parole en tentant d’écarter Christian de la conversation. Il se dévoile enfin ; profite de la nuit et de la naïveté de Roxane pour parler en son nom sans se monter pour autant. Dans un premier temps, il renoue le dialogue avec un jeu de mots, « n’aimer plus… jamais plus ! ». Le contact une fois rétabli, il prend davantage confiance en lui, le balcon le place sur les thèmes de la versatilité et de l’élévation. Il doit maintenir cet espace. La métaphore des mots qui montent lui permet de jouer sur l’incompréhension engendrée par le langage trop précieux. La situation se révèle d’un grand lyrisme et d’une grande poésie : « Se parler doucement sans se voir », « Mais oui, c’est adorable. On se devine à peine. Vous voyez la noirceur d’un long manteau du traîne, j’aperçois la blancheur d’une robe d’été ».

Nous pouvons nous demander si la conduite de Cyrano est en accord avec son époque, son comportement est-il viable dans un monde dominé par les règles sociales ? Christian est à présent éliminé, son camouflage est assuré, toutes les audaces sont permises même cette d’abandonner progressivement le langage précieux.

II. Un Cyrano dévoilé

1. Le vrai Cyrano

Il avoue que jamais jusqu’alors il ne s’était laissé aller à la confession, « Mon langage jamais jusqu’ici n’est sorti de mon vrai cœur », « Je parlais à travers… », « Mais ce soir, il me semble que je vais vous parler pour la première fois ! ». Nous avons pour la première fois, le vrai Cyrano, il parle en écoutant son cœur, « J’ose être enfin moi-même ». Il mettra fin à ses aveux suite à un lapsus (le fait de dévoiler une penser inconsciente) qui aurait pu le trahir :

Roxane
Raillé de quoi ?
Cyrano
Mais de… d’un élan (nez)

2. Rejet de la préciosité dans le langage

Il met fin au langage précieux par une métaphore végétale qui reflète ses sentiments : à des mots « en bouquets », il oppose des mots spontanés jetés « en touffe ». Le ton devient lyrique et est dès lors dominé par la récurrence de tournures simples comme « tous ceux… tout le temps… tout aimé… toute chose… surtout ». Le pronom personnel de la première personne du singulier remplace les tournures impersonnelles. Nous sommes en plein discours amoureux «Je vous aime, étouffe. Je t’aime, je suis, je n’en peux plus, c’est trop ». Sa sincérité est totale, Roxane est très affectée par ses élans de cœur et ses profondes déclarations : «Oui, je tremble, et je pleure, et je t’aime et suis tienne et tu m’as enivrée ». La demande de baiser de Christian va être différée par Cyrano, la scène bascule alors dans le comique.

Conclusion

Cette scène 7 acte III présente ainsi les différents aspects et la construction d’un amour. Cette déclaration se fait en trois temps passant ainsi du premier contact physique par la beauté de Christian, à l’approfondissement de la connaissance des personnes que souhaite à Roxane qui entraîne l’humiliation de Christian lors de la scène 5. Christian est incapable de décrire son amour et se fait chasser par l’aimée. Cependant une telle connaissance n’est pas un sentiment et celui-ci se révèle lorsque Cyrano ouvre son cœur. Ce sentiment modifie le sentiment même de Roxane, puisque dit Cyrano lui-même elle passe insensiblement d’un amour précieux attaché à l’esprit à un amour profond, véritable, généreux et qui se détache du verbe. Cependant cette déclaration répond sur une complicité entre les deux hommes à la question comment donc ce sentiment amoureux peut-il se prolonger dans le temps pour avoir une existence véritable ? Par ailleurs ce subterfuge dans l’amour se retrouve chez d’autres auteurs comme Molière, Beaumarchais, Marivaux. Ce n’est donc pas une invention de Rostand et on peut s’interroger sur la nécessité dans la littérature d’une distinction aussi tranchée entre l’aspect physique, la connaissance spirituelle et le sentiment véritable.

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