Baudelaire, Le Spleen de Paris, Le Désespoir de la Vieille
Poème étudié
La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête, à qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être, si fragile, comme elle, la petite vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans cheveux.
Et elle s’approcha de lui, voulant lui faire des risettes et des mines agréables.
Mais l’enfant épouvanté se débattait sous les caresses de la bonne femme décrépite, et remplissait la maison de ses glapissements.
Alors la bonne vieille se retira dans sa solitude éternelle, et elle pleurait dans un coin, se disant: — « Ah ! pour nous, malheureuses vieilles femelles, l’âge est passé de plaire, même aux innocents ; et nous faisons horreur aux petits enfants que nous voulons aimer !».
Baudelaire, Le Spleen de Paris
Introduction
La vieillesse, avec ses drames, sa solitude, est un sujet rarement abordé par la poésie traditionnelle. Celle-ci se tourne plutôt vers la beauté « classique », l’épanouissement de la maturité physique ; elle préfère les hommes et les femmes en bonne santé, sur le malheur desquels, le lecteur, peut-être, s’apitoiera davantage.
Ce n’est pas une des moindre originalités de Baudelaire de s’intéresser aux exclus, aux marginaux, aux oubliés de la vie : pauvres et miséreux en tout genre, comme les « Petites Vieilles » des Fleurs du Mal ou ce « Désespoir de la Vieille » publié dans le Spleen de Paris.
Dans ce court poème en prose, une vieille esseulée essaie en vain de communiquer avec un enfant.
Le poète nous montre une nature corrompue par le temps – vivant d’amour et de solitude – avec un regard mêlé de cruauté et de tendresse.
I. La nature corrompue par le temps (la description)
1. La description de la « Vieille »
Le mot « vieille » est plusieurs fois répété (quatre fois), c’est un effet de redondance. L’article défini (la vieille) renforce son caractère exemplaire. Elle n’est pas un individu mais un archétype.
Baudelaire insiste d’ailleurs bien plus sur son âge que sur le sexe. Quels mots utilise-t-il pour la décrire ? Le mot « vieille », l’expression « cette bonne femme », plutôt valorisante ; des adjectifs, à la connotation dépréciative, évoquant son physique, son attitude générale : « petite », « ratatinée », « fragile », « décrépite » – tous ces termes traduisant les ravages exercés par le Temps, jamais nommé, toujours présent.
Autre méfait du temps : « sans dents et sans cheveux ».
On peut aussi noter l’expression péjorative « malheureuses vieilles femelles », avec femelle qui renvoie davantage à l’animalité qu’à l’humanité.
2. La description de l’enfant
Baudelaire fonde sa description sur l’opposition : « joli enfant, joli être », s’opposent à « petite vieille », avec la répétition insistante de l’adjectif « joli », et le hiatus (joli-être) qui détache l’adjectif. De même en est-il pour « innocent » qui s’oppose à « la vieille ».
Mais le poète établit aussi un certain nombre de rapprochements entre les deux êtres. Les comparaisons sont multiples entre les deux : comme « la vieille », l’auteur parle de « l’enfant », ou du « joli être », lui aussi est « généralisé » et « hors sexe » (le stade de l’enfant est avant la sexualité, comme la vieille est après). Lui aussi est fragile, sans cheveux, sans dents « comme elle ».
Ils sont donc dissociés et liés, représentant les deux extrémités de la vie : la naissance et la mort ; deux incarnations du Temps.
II. Amour et solitude (l’action)
1. Actions et sentiments de l’enfant
Quand la vieille s’approche, il est saisi d’« horreur », il est « épouvanté ». Baudelaire emploie un vocabulaire très fort : « il se débattait », poussant des « glapissements » ; ce mot renvoie à l’animal (renard, chacal…). Si l’enfant est la « pure nature », cette nature semble être vouée au Mal, même s’il est inconscient… Il repousse la vieille…
Le poète évoque aussi les autres (les adultes ?) : « chacun » ; « tout le monde » (ce qui semble nous inclure en tant que lecteur) veut lui « faire fête », et « voulait plaire ». Avec lâcheté, on flatte ce qui semble être « joli ».
2. Actions et sentiments de la vieille
Si son corps est délabré, si elle est « ratatinée », son âme ne l’est pas. Les mots utilisés sont valorisants : elle est « réjouie » d’abord ; elle veut s’approcher de l’enfant. Elle essaie de se mettre à sa portée, d’où le vocabulaire : « risettes », « caresses », « mines agréables ».
Mais le contact est désastreux : « elle se retira » et « pleurait » ; le sens figuré (« se retira ») se mêle au mot concret (« dans un coin ») et renforce l’expression, la force de la scène. La « solitude », « éternelle », semble être le destin de la vieille, inévitable et naturel. Le « coin » où elle s’isole prend encore une connotation animale. Vieille et enfant semblent condamnés à vivre séparés (chacun dans son coin).
Le poème met en relief une sorte de fatalité tragique : l’amour semble créer de la répulsion, ce dont est consciente la vieille (comme le révèle la dernière phrase du poème).
III. Cruauté et tendresse : le regard du poète
Le texte progresse de l’« extérieur » (la cruauté apparente : la description, /le récit) à l’« intérieur » (la tendresse/les sentiments).
1. Le registre de langue
Il est marqué par une certaine désinvolture ; des familiarités de mots ou de syntaxe : « ratatiné », « risettes », etc. qui n’appartiennent pas a priori au registre poétique habituel, à la « norme » (mais Baudelaire méprise la norme) ; cela cohabitant avec certaines tournures littéraires, voire emphatiques comme la dernière phrase par exemple.
2. Le registre littéraire
Peut-on parler de froideur ? De cruauté ? Les personnages, la scène elle-même, tout est décrit sans fard ni artifice, avec le mot direct.
D’où la violence du texte, et sa vigueur, bien éloignés de la mièvrerie qu’une telle scène eût pu produire.
3. L’aspect fatal
Il est renforcé par la structure logique du texte, qui prend l’allure d’une « démonstration logique » (« Et… Mais… Alors… »), comme si le dénouement était inévitable ; c’est un raisonnement quasi mathématique.
Cette structure en trois temps (présentation/réaction de l’enfant/retrait de la vieille) renforce le sens.
Conclusion
Ce poème en prose est avant tout un texte illustrant un thème cher à Baudelaire : celui de la « non-communication », ici entre les deux âges extrêmes de l’humanité.
C’est un texte poétique, cruel et plein de compassion, pour cet être à part : le vieux.
Mais Baudelaire refuse « l’apitoiement » habituel sur l’enfant et le vieillard.
La réalité y est montrée « nue » et terrible.
Quand Baudelaire a écrit les poèmes en prose, il se trouve à Bruxelles où, usé par la drogue et par l’alcool, il voit encore devant lui se fermer toutes les portes.
Fatigué de lutter pour une vie qu’il n’aime pas, il trouve dans ce poème, grâce à une prose poétique, le pouvoir d’analyser ses états d’âme.
En effet, le poète ne se sent-il pas, comme la vieille, rejeté ?