Camus, La Chute, Incipit, J’installerai donc mon verre auprès du votre…
Texte étudié
Puis-je, monsieur vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l’estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement. Il ne parle, en effet, que le hollandais. A moins que vous ne m’autorisiez à plaider votre cause, il ne devinera pas que vous désirez du genièvre ? Voilà, j’ose espérer qu’il m’a compris ; ce hochement de tête doit signifier qu’il se rend à mes arguments ; Il y va, en effet, il se hâte, avec une sage lenteur. Vous avez de la chance, il n’a pas grogné. Quand il refuse de servir, un grognement lui suffit ; personne n’insiste. Être roi de ses humeurs, c’est le privilège des grands animaux. Mais je me retire, monsieur heureux de vous avoir obligé. Je vous remercie et j’accepterais si j’étais sûr de ne pas jouer les fâcheux. Vous êtes trop bon. J’installerai donc mon verre auprès du vôtre.
Vous avez raison, son mutisme est assourdissant. C’est le silence des forêts primitives, chargé jusqu’à la gueule. Je m’étonne parfois de l’obstination que met notre taciturne ami à bouder les langues civilisées. Son métier consiste à recevoir des marins de toutes les nationalités dans ce bar d’Amsterdam qu’il a appelé d’ailleurs, on ne sait pourquoi, Mexico City. Avec de tels devoirs, on peut craindre, ne pensez vous pas, que son ignorance soit inconfortable ? Imaginez l’homme de Cro-Magnon pensionnaire à la tour de Babel ! Il y souffrirait de dépaysement, au moins. Mais non, celui-ci ne sent pas son exil, il va son chemin, rien ne l’entame. Une des rares phrases que j’ai entendues de sa bouche proclamait que c’était à prendre ou à laisser. Que fallait-il prendre ou laisser ? Sans doute, notre ami lui-même. Je vous l’avouerai, je suis attiré par ces créatures tout d’une pièce. Quand on a beaucoup médité sur l’homme, par métier ou par vocation, il arrive qu’on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n’ont pas, eux, d’arrière-pensées.
Introduction
Nous allons étudier un extrait de « La Chute » (1956) d’Albert Camus. Camus est le représentant du courant existentialiste athée, auteur de nombreux commentaires universitaires, de « L’Étranger », du « Mythe de Sisyphe », de « Caligula », de « Noces »… Il s’interroge sur la notion d’absurde et sur la place de l’homme sans Dieu. Le titre du livre « La Chute » est polysémique, les connotations sont tant morales que philosophiques. Dans le but d’étudier cet incipit, nous verrons dans un premier temps, la situation de communication insolite, en second lieu, les thèmes abordés dans le cadre de la discussion puis les informations véhiculées tout au long de l’incipit.
I. Une situation de communication insolite
1. Le locuteur
Le premier mot du texte est bien à la première personne, « puis-je », cela signale la présence d’un locuteur, il s’adresse explicitement à un interlocuteur, « monsieur ». Cette première personne revient tout au long du texte, « je crains ». Le locuteur est le maître du dialogue. Il parle de lui, il interroge, il porte des jugements. Il a une parfaite maîtrise de la situation de communication. Mais, rien ne dit que ce « je » représente le narrateur dans l’ensemble du récit. Nous n’avons aucun indice du dialogue traditionnel, il n’y a pas de guillemets, ni d’intervention explicite de l’interlocuteur.
2. L’interlocuteur
Il apparaît dès la première phrase sous la forme de l’apostrophe, « Monsieur », nous avons une reprise par le pronom personnel, « vous » sur une dizaine d’occurrences, puis par l’adjectif possessif « votre », le pronom possessif « vôtre » et l’impératif, « imaginez ». Le lecteur est obligé de participer au dialogue, puisqu’il doit en restituer l’implicite. Il est pris dans un flux de paroles qui le fascine et duquel il ne peut s’échapper, en ce sens cet incipit s’apparente à un piège. Le lecteur est obligé textuellement d’occuper la place de l’interlocuteur, le lecteur ne peut interrompre la lecture. On constate qu’il existe bien un interlocuteur. Il ne s’agit pas d’un monologue au sens strict du terme.
3. Un dialogue implicite
Le « voilà » laisse penser que l’interlocuteur a accepté l’aide que lui proposait le locuteur. De façon explicite, le lecteur peut intercaler une réplique non formulée, c’est-à-dire, que nous avons deux formules de politesse, « heureux de vous avoir obligé » et « je vous remercie et j’accepterai », l’interlocuteur devrait dire, « non, non restez, discutons ». La formule « vous avez raison » permet au dialogue de s’amorcer.
Malgré la situation de communication relativement insolite, la discussion s’articule autour d’un certain nombre de thèmes que nous allons à présent analyser.
II. Les thèmes de la discussion
1. Une communication difficile
Le dialogue tourne autour de deux thèmes qui s’entremêlent, d’où la difficulté de communiquer. Dans le premier paragraphe sont mis en avant le problème de compréhension et les obstacles que la communication suppose, « se rendre à mes arguments ». Nous trouvons des termes qui attirent l’attention sur les difficultés qu’ont les hommes à échanger leurs pensées et leurs idées. Le locuteur ne maîtrise pas la langue hollandaise. L’accent est mis sur le verbe « grogner » par le biais de la répétition, cela suggère la difficulté liée à la langue et à la manière de s’exprimer. Dans le deuxième paragraphe, nous avons une reprise du thème à travers l’idée du silence, « mutisme assourdissant », le refus des langues civilisées, l’ignorance. La situation d’un problème stéréotypé, « c’est à prendre ou à laisser », met en relief les limites des capacités du langage, en particulier les limites des capacités langagières du serveur présenté comme un être primitif.
2. L’image d’un animal primitif, le barman
Les problèmes de communication et de langage sont inséparables. Le barman est désigné de manière dépréciative, « estimable gorille ». La métaphore filée, le barman étant désigné comme un gorille, se construit sur le champ lexical de l’animalité faisant ainsi de lui un être primitif. Le locuteur se montre cynique. L’image de l’animal primitif est reprise de façon explicite ou implicite par les allusions aux « forêts primitives », « Cro-Magnon » , « créature et primate ». Cette discussion ressemble de plus en plus à un soliloque.
Les problèmes et difficultés du langage inhérents à l’homme se transposent de manière très manifeste dans cet extrait, nous avons néanmoins un grand nombre d’informations relativement aux personnages, aux lieux, à l’époque, et au roman lui-même.
III. Les informations de l’incipit
1. Les personnages
Le locuteur dont on ne sait pas grand-chose, nom, âge etc. n’est pas le seul personnage, nous avons un barman et un client. Il est bavard, parle bien, raisonne à partir de données culturelles, « tour de Babel », « l’homme de Cro-Magnon ». Il se présente ailleurs comme un observateur, un intellectuel, « quand on a beaucoup médité sur l’homme ». C’est un habitué du bar. Il a tendance à employer une terminologie juridique, « il se rend à mes arguments », « plaider sa cause ». Du point de vue narratif, nous avons des indications. Au cours du récit nous apprendrons qu’il a été avocat.
2. Les lieux
On devine qu’il s’agit d’un bar établissement, « son métier consiste à recevoir », « mon verre ». Le bar se trouve à Amsterdam et s’appelle « Mexico City » et se trouve près du port, dans un quartier populaire.
3. L’époque
Nous n’avons aucune indication, d’après le langage du locuteur, c’est un discours qui se déroule à l’époque contemporaine.
4. La focalisation
Le discours est au présent, le pronom personnel dominant est le « je », les marques de l’énonciation sont dépréciatives et la focalisation est interne. C’est un procédé qui enferme le lecteur dans la conscience du personnage et facilite l’identification.
Conclusion
L’incipit met le lecteur dans une situation d’incertitude et de perplexité. Il est difficile au lecteur de déterminer le thème général du roman et le titre du roman ne l’aide pas. Nous comprenons au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture que Clamence illustre le nihilisme mais sans le salut, le renoncement est mis en avant, c’est une stratégie d’auto-accusation, celle du juge pénitent. La vérité en fait n’offre aucune perspective de salut, Clamence se consacre au culte du mensonge, et Camus tout comme Sartre portent le même regard lucide et la même conscience des choses.