Camus, La Mort heureuse, Le bain de mer
Texte étudié
Il lui fallait maintenant s’enfoncer dans la mer chaude, se perdre pour se retrouver, nager dans la lune et la tiédeur pour que se taise ce qui en lui restait du passé et que naisse le chant profond de son bonheur. Il se dévêtit, descendit quelques rochers et entra dans la mer. Elle était chaude comme un corps, fuyait le long de son bras, et se collait à ses jambes d’une étreinte insaisissable et toujours présente. Lui, nageait régulièrement et sentait les muscles de son dos rythmer son mouvement. A chaque fois qu’il levait un bras, il lançait sur la mer immense des gouttes d’argent en volées, figurant, devant le ciel muet et vivant, les semailles splendides d’une moisson de bonheur. Puis le bras replongeait et, comme un soc vigoureux, labourait, fendant les eaux en deux pour y prendre un nouvel appui et une espérance plus jeune. Derrière lui, au battement de ses pieds, naissait un bouillonnement d’écume, en même temps qu’un bruit d’eau clapotante, étrangement clair dans la solitude et le silence de la nuit. A sentir sa cadence et sa vigueur, une exaltation le prenait, il avançait plus vite et bientôt il se trouva loin des côtes, seul au coeur de la nuit et du monde. Il songea soudain à la profondeur qui s’étendait sous ses pieds et arrêta son mouvement. Tout ce qu’il avait sous lui l’attirait comme le visage d’un monde inconnu, le prolongement de cette nuit qui le rendait à lui-même, le coeur d’eau et de sel d’une vie encore inexplorée. Une tentation lui vint qu’il repoussa aussitôt dans une grande joie du corps. Il nagea plus fort et plus avant. Merveilleusement las, il retourna vers la rive. A ce moment il entra soudain dans un courant glacé et fut obligé de s’arrêter, claquant les dents et les gestes désaccordés. Cette surprise de la mer le laissait émerveillé. Cette glace pénétrait ses membres et le brûlait comme l’amour d’un Dieu d’une exaltation lucide et passionnée qui le laissait sans force. Il revint plus péniblement et sur le rivage, face au ciel et à la mer, il s’habilla en claquant des dents et en riant de bonheur.
Camus, La Mort heureuse
Introduction
L’épreuve de la maladie à l’âge de 17 ans et la pensée de la mort expliquent sans doute en partie que tout un versant de l’œuvre de Camus se présente comme un hymne à la vie et à la nature.
Tous ses romans, même les plus sombres, sont marqués par la passion du soleil et de la mer, qui semble culminer en 1938 avec l’essai qui célèbre les Noces de l’homme avec le monde.
Mais déjà dans La Mort heureuse, une œuvre de jeunesse publiée de façon posthume, Camus chantait la puissance de l’instant et la communion avec les éléments naturels.
Dans une page d’une grande sensualité, il évoque ainsi un bain de mer qui consacre l’union parfaite de l’homme et de la nature, source de bonheur et instrument d’une véritable renaissance.
I. Une plongée régénératrice dans les flots
1. Une description sensuelle
Le personnage a de la mer et de la nature tout entière une perception très concrète, physique.
Il est assailli par des sensations contraires qui l’émerveillent : à la chaleur, à la « tiédeur » du premier contact s’oppose le courant glacé qui pénètre soudain ses membres.
Dans sa solitude, l’homme est sensible au silence de la nuit, rendu plus évident par quelques bruits : le battement des pieds, le bouillonnement de l’écume qu’il fait naître.
Le silence semble conférer à la nature une vie mystérieuse : le ciel est « muet et vivant » (la conjonction de coordination « et » souligne ici l’antithèse).
C’est la nature entière que le nageur va prendre à témoin, « figurant devant le ciel […], les semailles splendides d’une moisson de bonheur ».
De même à la fin du passage, « face au ciel et à la mer, il s'[habillera] en claquant des dents et en riant de bonheur ».
2. La personnification de la mer
Cette perception très sensuelle de la mer se manifeste également dans les expressions qui la personnifient.
La mer en particulier est décrite comme une femme, comme une amante : elle est « chaude comme un corps ».
Douée de vie, elle semble fuir le long du bras du nageur : elle se « collait à ses jambes d’une étreinte insaisissable et toujours présente ».
Cette conscience de la présence vivante de la mer attire le nageur d’une façon irrésistible. Il a l’impression d’avoir sous lui « le visage d’un monde inconnu », « le cœur d’eau et de sel d’une vie encore inexplorée ».
3. La perception de son propre corps
En même temps que la mer, cependant c’est de son propre corps que le nageur a conscience. La plénitude des sensations est atteinte.
L’homme devient pure sensation et perçoit ses propres mouvements avec une acuité nouvelle : il « sentait les muscles de son dos rythmer son mouvement ».
Conscient de sa force et de sa puissance, il éprouve une sorte d’ »exaltation » à sentir la cadence régulière de sa nage, et il ne peut résister à l’envie d’avancer plus vite.
Il va ainsi jusqu’au bout de ses forces, jusqu’au moment où l’effort physique le laissera « merveilleusement las ».
II. La communion avec la nature
1. Une joie profonde
Elle naît de la communion avec les éléments.
Des élans lyriques alternent avec les précisions concrètes et dans l’évocation de l’ivresse qui sait le nageur, on aurait parfois peine à reconnaître le style qui a fait la célébrité de Camus, cette « écriture blanche » (pour reprendre l’expression de R. Barthes) qui tend vers une neutralité maximum.
2. Une vision poétique
C’est en poète que Camus traduit ici le bonheur de cette plongée dans la mer.
Elle lui livre tout l’univers, et son personnage a la sensation de se retrouver « seul au cœur de la nuit et du monde ».
Tout l’émerveille : tantôt il lui semble « nager dans la lune » (la synecdoque est ici révélatrice de la communion pour ainsi dire cosmique du nageur avec la nature) ;
tantôt la sensation glaciale qui le pénètre « le [brûle] comme l’amour d’un Dieu d’une exaltation lucide et passionnée qui le [laisse] sans force ».
Au sein de ce monde inexploré, il éprouve le désir de tout connaître, de tout expérimenter.
Il ressent la tentation de l’inconnu, le besoin de sonder un monde vierge, en même temps qu’il souhaite prolonger, éterniser un moment de bonheur.
Cependant la tentation de s’abandonner à la mer, de se laisser couler est à peine esquissée. C’est là un sentiment fugitif, à peine conscient : « Une tentation lui vint qu’il repoussa aussitôt dans une grande joie du corps ».
3. Le bonheur physique d’être
C’est l’impression dominante de ce texte comme le montre la très belle image du semeur.
Le mouvement de crawl du nageur devient un geste symbolique.
Dans une envolée lyrique Camus prend plaisir à filer la métaphore : « A chaque fois qu’il levait un bras, il lançait sur la mer immense des gouttes d’argent en volées, figurant, devant le ciel muet et vivant, les semailles splendides d’une moisson de bonheur. Puis le bras replongeait et, comme un soc vigoureux, labourait, fendant les eaux en deux ».
4. La plongée, instrument de renaissance
Ce bain est un retour à la pureté originelle.
La nuit rend le nageur à lui-même, et il aspire à s’enfoncer dans la mer, à s’y « perdre pour se retrouver » : l’ antithèse montre bien que c’est dans la communion à la nature que l’homme peut espérer se libérer du poids de la vie, des soucis, de ses souvenirs pour retrouver son moi authentique.
Seul le bonheur de l’instant présent peut faire que « se taise ce qui lui restait du passé », et paradoxalement, c’est dans la mer que le personnage cherche à « prendre un nouvel appui et une espérance plus jeune ».
Il puise ainsi dans la nature une force nouvelle, le rajeunissement de tout son être, l’espoir dont tout homme vit.
Conclusion
Par bien des aspects (le cadre, la situation générale, le nom du personnage), ce texte largement autobiographique s’apparente à L’Étranger dont il semble être une première ébauche.
Dans L’Étranger en effet, Meursault est lui aussi un homme pour qui tout n’existe qu’en fonction du corps.
Sa seule passion est celle de la mer ensoleillée, et l’on retrouve chez lui la communion avec la nature qui fait le bonheur du protagoniste de La Mort heureuse. Au moment où il va mourir, Meursault retrouve cet accord parfait avec le monde naturel qui fait sa force. Dans l’un et l’autre texte, le sentiment de l’absurde est contrebalancé par l’absence de divorce entre l’homme et la nature.
La tonalité de cette page est cependant beaucoup plus proche du lyrisme de Noces où Camus écrivait : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C’est à conquérir cela qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n’abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque : il ne suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tous leurs savoir-vivre ».