Camus, Carnets, Le Ciel de New York
Texte étudié
(Albert CAMUS (1913-1960) transcrivit dans ses Carnets les impressions de son séjour aux États Unis où il séjourna en 1946)
Peut-être que New York n’est plus rien sans son ciel. Tendu aux quatre coins de l’horizon, nu et démesuré, il donne à la ville sa gloire matinale et la grandeur de ses soirs, à l’heure où un couchant enflammé s’abat sur la VIII° Avenue et sur le peuple immense qui roule entre ses devantures, illuminées bien avant la nuit. Il y a aussi certains crépuscules sur le Riverside(1), quand on regarde l’autostrade(2) qui remonte la ville, en contrebas, le long du Hudson(3), devant les eaux rougies par le couchant; et la file ininterrompue des autos au roulement doux et bien huilé laisse soudain monter un chant alterné qui rappelle le bruit des vagues. Je pense à d’autres soirs enfin, doux et rapides à vous serrer le cœur, qui empourprent les vastes pelouses de Central Park, à hauteur de Harlem(1). Des nuées de négrillons s’y renvoient une balle avec une batte de bois, au milieu de cris joyeux, pendant que de vieux Américains, en chemise à carreaux, affalés sur des bancs, sucent avec un reste d’énergie des glaces moulées dans du carton pasteurisé, des écureuils à leurs pieds fouissant la terre à la recherche de friandises inconnues. Dans les arbres du parc, un jazz d’oiseaux salue l’apparition de la première étoile au-dessus de l’Imperial State(4) et des créatures aux longues jambes arpentant les chemins d’herbe dans l’encadrement des grands buildings, offrant au ciel un moment détendu leur visage splendide et leur regard sans amour.
CAMUS, Carnets, 1962.
(1) quartiers de New York.
(2) autoroute.
(3) fleuve bordant New York.
(4) un des plus hauts gratte-ciel de New York
Introduction
Albert Camus découvre New York au cours d’un voyage en Amérique du Nord de mars à mai 1946, contrairement à Jean-Paul Sartre qui aimait cette ville, il y voit un « désert de fer et de béton ».
Il note ses impressions de voyage dans ses Carnets, d’où est tirée cette page.
Elle révèle que la métropole américaine révèle certes son intérêt et que ses habitants suscitent une curiosité teintée tantôt de sympathie, tantôt d’antipathie.
Mais ce qui le touche le plus, c’est son ciel, embrasé par les feux du soleil couchant.
I. Un intérêt poli pour la ville de New York
1. Les repères topographiques
Comme tout visiteur de New York, Camus commence par noter quelques repères topographiques : l’Hudson, les quartiers du Riverside et de Harlem, la VIIIème Avenue et l’Imperial State Building.
Mais la moitié du fragment est consacrée à Central Park, le poumon de la ville, avec ses pelouses et sa faune, écureuils familiers et oiseaux.
Ces derniers sont si bruyants que Camus suggère leurs trilles et leurs disputes à l’aide d’une belle métaphore, « un jazz d’oiseaux ». Elle prend évidemment un relief particulier dans une page consacrée au pays où est née cette musique.
2. Deux signes distinctifs
Mais, pour Camus, les deux signes distinctifs de la ville américaine sont les lumières et les voitures.
Un Français qui avait souffert pendant l’Occupation des rigueurs du couvre-feu ne pouvait manquer d’être frappé par les « devantures illuminées bien avant la nuit », indice d’une prodigalité inconnue en Europe.
Cependant l’écrivain ne s’y attarde guère, contrairement à la circulation automobile, évoquée par une expression banale, « la file ininterrompue des voitures » et une belle image, « le peuple immense qui roule ».
Par elle, il donne non seulement l’impression que tous les Américains ou presque circulent en automobile, mais que, malgré le nombre, la circulation est fluide et silencieuse : les sonorités contenus dans « roulement doux et bien huilé », en particulier la répétition de la diphtongue « ou » laissent entendre que ces moteurs si peu bruyants sont le fruit des progrès techniques.
Enfin, en comparant le ronronnement des voitures au bruit des vagues et surtout en employant le mot « chant », il montre des voitures parfaitement intégrées au paysage urbain. Toutes ces notations laudatives prennent place dans une phrase dont le rythme devient progressivement plus ample pour se calquer sur le flot continu des voitures dont l’adjectif rare, « alterne », évoque la plus ou moins grande densité.
3. L’absence d’enthousiasme
Mais l’intérêt de Camus pour New York ne dépasse guère celui qu’on peut qualifier de poli, comme le prouve l’emploi de l’adjectif « démesuré ».
Au lieu d’être l’épithète de ville ou de gratte-ciel comme on pourrait s’y attendre, il s’applique au ciel. Par ce transfert d’épithète Camus marque son refus de céder à l’enthousiasme.
Nullement sensible au gigantisme des constructions, il se contente de signaler les gratte-ciel en passant et se tourne vers les hommes. Le regard que Camus promène sur les hommes sera-t-il plus chaleureux ?
II. Le regard sur les habitants
1. Enfants et vieillards
Un début de phrase au rythme alerte ponctué de deux allitérations (« nuée de négrillons » et « une balle avec une batte de bois » évoque une partie de base-ball bruyante et animée. Les nasales de la première suggèrent la multitude, tandis que les labiales de la seconde font entendre le choc sourd des balles. Enfance, jeu et gaieté sont les signes de la vraie vie.
Camus oppose dans la même phrase le groupe joyeux des enfants aux « vieux Américains ». Le contraste est total : le mouvement fait place à l’immobilité, voire à l’avachissement, dénoté par « affalés ».
Les disgrâces de la vieillesse et la chaleur condamnent à l’inaction, les plaisirs de la vie se limitent à ceux de la gourmandise. Ces « vieux Américains » s’appliquent à sucer « avec un reste d’énergie » des glaces : quoique juste, le trait n’est pas dénué d’une certaine cruauté. Camus se moque ici de la nourriture industrielle et dénonce au passage un travers typiquement américain, la phobie du microbe : le carton d’emballage des glaces est « pasteurisé ».
Mais l’opposition entre les enfants noirs, pleins de vitalité, et les vieillards blancs suggère aussi l’exténuation de la race des pionniers. Seules les « chemises à carreaux », vestiges d’un passé révolu, rappellent que leurs pères furent des conquérants et des bâtisseurs. Maintenant, la balle est peut-être dans l’autre camp et ces petits enfants noirs sont sans doute appelés à prendre la relève.
2. Les femmes
Les femmes auront-elles droit à plus d’indulgence ?
La périphrase (« des créatures aux longues jambes ») au lieu du mot propre « les femmes », le verbe « arpentent », qui connote des allées et venues nombreuses et une attente d’on ne sait quoi, et surtout l’opposition entre leur « visage splendide » et « leur regard sans amour » indiquent sans ambiguïté que ces femmes ne sont autres que des prostituées.
3. Un regard empreint d’amertume
Ainsi le regard promené par camus sur la population new-yorkaise est empreint d’amertume, lui aussi.
Les vieillards qui n’ont plus que de maigres joies à attendre de la vie et ces femmes qui vendent leurs charmes au plus offrant ont failli nous faire oublier les enfants.
Mais les enfants eux-mêmes semblent victimes de la ségrégation : ils jouent entre noirs, aucun enfant blanc ne se mêle à eux.
III. Une émotion sincère devant le soleil couchant
1. La beauté des crépuscules
Ni les homes ni la ville n’ont réussi à toucher ; en revanche la beauté et la variété des crépuscules l’enchantent.
Deux images, étroitement liées entre elles, traversent le texte de part en part, le ciel et le couchant.
Omniprésent de la première phrase qui se termine sur le mot « ciel », à la dernière qui nous fait assister à « l’apparition de la première étoile » et entrevoir un « ciel un moment détendu », le ciel occupe tout l’horizon.
Il devient ainsi, paradoxalement, l’élément le plus important du paysage urbain.
2. L’immensité du ciel
Ce n’est pas la ville qui est immense, mais le ciel. New York est , en effet, comme le note également Sartre, une « ville à ciel ouvert » : « Le ciel de New York est beau parce que les gratte-ciel le repoussent très loin au-dessus de nos têtes », contrairement aux villes européennes où le ciel paraît bas parce que les maisons sont basses. Il peut alors susciter l’angoisse, comme dans Les Fleurs du mal : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis… »
A l’opposé, le ciel « démesuré » e New York emporte l’esprit dans l’infini. L’envolée de la 2ème phrase, qui s’élargit progressivement, donne au lecteur une vue panoramique de la ville avant de concentrer son attention sur l’une des artères principales.
L’immensité du ciel est aussi mise en valeur par l’opposition, d’ailleurs renforcée par une allitération, entre « gloire matinale » et « grandeur des soirs », et par une discrète personnification du couchant qui « s’abat ».
3. Le couchant
L’autre mot-clé de ce passage est « le couchant ».
Camus marque sa prédilection pour le moment où le soleil décline à l’horizon par la répétition de « soirs » et de « couchant » et surtout de fréquentes notations de la couleur rouge.
D’abord connoté par « couchant enflammé », puis dénoté par « rougies » et « empourprant », le rouge transforme toute la nature : le ciel, les eaux du fleuve, les pelouses de Central Park.
Enfin, Camus note avec mélancolie non pas la douceur du soir qui tombe, mais la brutalité du passage du jour à la nuit : le couchant « s’abat », les soirs sont « rapides à vous serrer le cœur ». C’est donc l’image du soleil couchant qui donne sa véritable beauté à New York et qui réconcilie l’auteur avec la ville.
Conclusion
Camus a évoqué sans cette page de ses Carnets une journée d’été à New York.
Il s’y montre un Européen qui découvre la métropole américaine, un homme qui regarde vivre d’autres hommes, dont certains appartiennent à une ethnie différente, et surtout un méditerranéen qui retrouve de l’autre côté de l’Atlantique ce soleil qui, de L’Étranger à L’Été, est un des motifs récurrents de son œuvre. Il affirmera d’ailleurs, plus tard, en réponse à une interview : « Au centre de mon œuvre, il y a un soleil invincible ».
Camus n’aime pas New York car il s’y sent étranger, mais il est sensible à la magie du soleil qui, avant de s’éteindre, métamorphose la ville. Ce texte donne ainsi la preuve qu’un écrivain ne fait pas toujours une description objective de la réalité qu’il a sous les yeux.
Camus exprime ici sa vision particulière, subjective, qui véhicule toute une culture personnelle, tout un passé ancré dans le paysage méditerranéen.