Céline, Voyage au bout de la nuit, Je refuse la guerre
Texte étudié
Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat…
– Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir.
– Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand ! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger…
– Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent ans ? … Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ? … Non, n’est-ce pas ? … Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papiers devant nous, que votre crotte du matin … Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola ! Pour absolument ruien du tout, ces crétins ! Je vous l’affirme ! La preuve est faite ! Il n’y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d’ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse à présent, sera complètement oubliée… A peine si une douzaine d’érudits se chamailleront encore par-ci, par-là, à son occasion et à propos des dates des principales hécatombes dont elle fut illustrée… C’est tout ce que les hommes ont réussi jusqu’ici à trouver de mémorable au sujet les uns des autres à quelques siècles, à quelques années et même à quelques heures de distance… Je ne crois pas à l’avenir, Lola…
CELINE, Voyage au bout de la nuit (1932)
Introduction
Le roman de Louis-Ferdinand CELINE (1894-1961), Voyage au bout de la nuit met en scène un personnage commun, Ferdinand Bardamu, aux prises avec les grandes questions de son époque : la guerre de 1914-1918 dans laquelle il s’engage, et dont il découvre les horreurs, le colonialisme, le modernisme, le progrès.
De malheur en déchéance, le héros malmené par les événements, découvre le monde et le fait découvrir aux lecteurs, avec une ironie et un cynisme grinçants. Le roman est écrit à la première personne, dans une langue volontairement crue et familière.
Au début du roman, Ferdinand Bardamu, engagé volontaire, participe à la guerre de 1914. Envoyé au front, il mêle au récit de ce qu’il observe des remarques acerbes sus sa propre incompréhension, sur l’absurdité de la guerre et sur le comportement de son colonel.
Dans cet extrait, Bardamu, engagé volontaire pour le front de la Grande Guerre, exprime son anti-héroïsme et son opposition au patriotisme de l’infirmière Lola. Son individualisme et son anarchisme apparaissent sous la forme de ce style direct et populaire si caractéristique de l’écriture célinienne.
I. Une série d’oppositions
1. Les indices d’énonciation
Bardamu distingue la destinée individuelle d’un homme et le cours du temps et de l’histoire.
Le pronom de la première personne sous toutes ses formes grammaticales domine les discours de façon écrasante.
Il apparaît sous la forme de pronom sujet : « je refuse la guerre », « je ne la déplore pas moi », « je la refuse tout net », « je ne me résigne pas moi », « je ne pleurniche pas moi », « je ne veux rien avoir à faire avec eux ».
On le trouve aussi sous la forme du pronom tonique « c’est moi qui ai raison ».
Puis le « je » continue à s’affirmer jusqu’au deuxième paragraphe : « je vous l’affirme », « je ne crois pas à l’avenir » Lola… ».
Le « je » s’oppose aux « neuf cent quatre-vingt-quinze millions » « et moi tout seul ».
2. L’expression de la négation
La scansion répétée des paroles de Bardamu s’accompagne des formes de la négation grammaticale et sémantique, expression de la distinction ferme, antithétique du moi et du reste du monde.
Le verbe « refuser », répété à plusieurs reprises, exprime cette négation.
La forme négative « ne pas » ou « ne…plus » se retrouve plusieurs fois dans le texte pour culminer en l’absurde formule : « je ne veux plus mourir », suggérant par là que le patriotisme a pu rendre précédemment souhaitable la mort et que ce désir est contre nature.
L’unicité d’une vie individuelle, dans sa fragilité, fait un contraste absolu avec l’idée abstraite et collective de « Patrie », présentée par Lola : « Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger… »
II. L’individualité et le cours de l’histoire
1. Le souvenir et l’individu
L’opposition entre l’individualité d’un homme et le cours de l’histoire est plus nettement marquée au paragraphe 2.
La dimension temporelle est celle du souvenir : « Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent ans ? »
La guerre de Cent ans est comparée à la guerre présente : « cette guerre (…) sera complètement oubliée » ; « c’est tout ce que les hommes ont réussi à trouver de mémorable au sujet les uns des autres ».
La dérision de Bardamu se manifeste ici par l’analyse des résultats de cette guerre, tout juste bonne à quelque querelle d’experts, mais sans issue tangible.
Sur le plan individuel, la guerre ne laisse que peu d’espoir d’avenir, puisque toute gloire se perdra dans les flots de l’anonymat.
Bardamu fait des variations sur ce thème : « Vous souvenez-vous d’un seul nom », « Avez-vous cherché à en connaître un seul de ces noms ? », « Ils vous sont aussi inconnus que le dernier atome (…) que votre crotte du matin ».
La comparaison dépréciative et imagée avec l’ »atome » puis la « crotte » a recours au scatologique pour frapper l’esprit et dire crûment le devenir du soldat, destiné à l’état de déchet.
2. Deux interlocuteurs radicalement opposés
Ils sont en totale contradiction.
L’infirmière Lola est toute orientée vers la justification du sacrifice des vies humaines, elle parle au nom d’une valeur essentielle, la Patrie.
Son discours est accusateur, fait d’insultes morales : « lâche », « répugnant comme un rat », « fous et lâches ».
De plus, elle se réfugie derrière une impossibilité logique : « C’est impossible de refuser la guerre », comme s’il y avait une tautologie, un raisonnement circulaire dans ses paroles, un théorème de base autour de la notion de Patrie.
Les paroles de Bardamu, beaucoup plus longues et denses, ne font pas appel à des idées abstraites mais à des personnes.
Un « je » s’adresse à un « tu », individualisé, celui de la personne concrète de l’infirmière : « Vous souvenez-vous… », « Vous n’avez jamais cherché… ».
C’est le propre de l’anarchisme du héros qui ne veut se reconnaître dans aucun système ni ensemble collectif.
III. L’écriture célinienne
1. Le style populaire
Le style populaire est particulièrement accentué dans ce passage.
Son caractère oral amplifie bien entendu le phénomène, auquel il faut ajouter l’émotion très grande du personnage.
Il s’agit pour lui de signifier qu’il veut sauver sa vie, et que les leçons de la guerre ont été noires.
Il se révolte autant contre l’hécatombe que contre ceux qui veulent lui attribuer une raison d’être, en général les gradés, les penseurs, les politiques.
Sa révolte est d’inspiration populaire et individuelle, celle du petit qui ne veut pas se laisser endoctriner ni juger par les chefs.
2. La syntaxe
La structure des phrases correspond à ce style populaire. Elles sont hachées, brèves et plus énumératives, juxtaposées que subordonnées les unes aux autres.
Deux subordonnées seulement se rencontrent dans le discours : une subordonnée causale : « parce que je suis le seul à savoir ce que je veux » et une subordonnée consécutive : « si remarquable qu’elle nous paraisse à présent ».
La simplicité de la syntaxe va de pair avec le goût des formules : « survivent les fous et les lâches », expression qui prend le contre-pied de l’opinion commune et dont le paradoxe est décapant.
Avec la formule « plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin », le refus de la politesse et de la bienséance surtout à l’égard d’une dame, prend un tour sinon comique, du moins burlesque et la formule devient plus éloquente qu’une démonstration logique.
Bardamu fait en quelques sorte appel à la pensée primitive, plus imagée et concrète.
Le recours à l’exemple précis, ainsi le rapprochement avec la guerre de cent ans, fait partie de cette logique concrète, précise, didactique, persuasive.
Le sentiment, l’émotion transparaissent d’autant mieux que le sens transmis est négatif, désabusé, pessimiste.
Conclusion
En conclusion, l’intérêt essentiel de ce passage réside dans cette contestation de l’idéalisme guerrier.
La contestation repose sur l’expérience de nullité, de l’inanité des hauts faits héroïques.
Le bon sens populaire qui prend conscience de la mort s’exprime en des images aussi percutantes qu’imagées, ce qui donne toute sa force au texte et fait l’originalité de l’écriture célinienne.