Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, J’ai toujours été en route…
Texte étudié
J’ai toujours été en route
Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues
Le train retombe sur ses roues
Le train retombe toujours sur toutes ses roues
« Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »
Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours
Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t’a nourrie, du Sacré Cœur contre lequel tu t’es blottie
Paris a disparu et son énorme flambée
Il n’y a plus que les cendres continues
La pluie qui tombe
La tourbe qui se gonfle
La Sibérie qui tourne
Les lourdes nappes de neige qui remontent
Et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans l’air bleui
Le train palpite au cœur des horizons plombés
Et ton chagrin ricane…
« Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »
Les inquiétudes
Oublie les inquiétudes
Toutes les gares lézardées obliques sur la route
Les files télégraphiques auxquelles elles pendent
Les poteaux grimaçant qui gesticulent et les étranglent
Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un accordéon qu’une main sadique tourmente
Dans les déchirures du ciel les locomotives en folie s’enfuient
Et dans les trous
Les roues vertigineuses les bouches les voies
Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses
Les démons sont déchaînés
Ferrailles
Tout est un faux accord
Le broun-roun-roun des roues
Chocs
Rebondissements
Nous sommes un orage sous le crâne d’un sourd…
Introduction
Ce poème est extrait du recueil « La prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France« . C’est un très long poème de 400 vers qui prend appui sur un voyage réel que Cendrars a fait, vers l’âge de 17 ans en Sibérie. Ce poème avait une présentation originale : il était présenté sous forme d’un dépliant de deux mètres de long, qui était constitué de textes de Cendrars et de bandes de couleurs, morceaux de peinture de Sonia Delaunay, une femme peintre qui avait également pour mari un peintre ; tous deux étaient des amis d’Apollinaire…
I. Un poème ferroviaire
Tout le poème évoque ce moyen de transport
Ce moyen de transport est tout d’abord évoqué par le paratexte ; en effet, dans le titre, le mot « transsibérien » fait référence une ligne de chemin de fer qui est immense (900 km de long, construite de 1891 à 1904). Le voyage de Cendrars a donc été très long, et s’effectuait dans un pays lointain. Dans le texte, on trouve le réseau lexical du train : « train » vers 3, 4 et 5 ? c’est une anaphore. Ce terme va être précisé à travers certaines parties du train : les « roues » vers 3, 4, 5, 16 et 21. Au vers 16, on trouve « roues vertigineuses » qui est une métonymie : on évoque le train par une de ses parties. De plus, on a les « locomotives » au vers 14, ainsi que les « ferrailles », qui se rapportent au train, aux rails par la matière.
Il y a également le rythme du train : il y a des phrases très longues, d’autres très courtes. Par exemple, au vers 12 « le monde […] » et au vers 22 simplement « chocs ». Cette variation de rythme (vers libres) peut faire penser aux accélérations et ralentissements. Les vers très longs symbolisent la lenteur du train, un aspect plus monotone. Au contraire, les vers courts sont ceux où le train prend de la vitesse, il y a une sorte de chaos, cf. « chocs » vers 22.
A ce rythme s’associent certaines sonorités qui peuvent aussi transcrire le bruit du train, notamment avec le son [ou] : il y a une vingtaine d’assonances en [ou] dans le texte. Cela crée une harmonie imitative, on essaie de reproduire le bruit que l’on évoque (notamment à travers l’onomatopée).
Le contexte est aussi constamment ferroviaire. Le poète évoque les « gares » au vers 9, « les fils télégraphiques » au vers 10 et « poteaux » au vers 11. Ces éléments bordent la voie ferrée. Cendrars n’évoque pas les villes traversées, pas de lieu précis, par contre il évoque le ciel notamment observé par les vitres du train : vers 12 « le monde ». Cette présentation renvoie aux mouvements d’ « accordéon » (vers 12) qui « s’allonge » et « se retire ». Cela suggère l’illusion d’optique qui est perçue par le voyageur à cause de la vitesse du train à il y a déformation du paysage.
II. Une dimension inquiétante et fantastique du voyage
A. La folle course du train
Dès le début du poème, cette idée est mise en place, cf. au vers 3 « fait un saut périlleux ». « saut » est une hyperbole, c’est un peu excessif, c’est pour donner l’impression du chaos. Au vers 16, il y a « roues vertigineuses », symbole d’une grande vitesse et dons suscite le vertige. Certaines notations évoquent encore ce côté effréné et chaotique : vers 4 et 5 « retombent sur ses roues », qui est une image simple mais forte. Au vers 22, il y a « choc » qui est mis en valeur par la brièveté du vers. Au vers 23, on trouve « rebondissements », et aux vers 22 et 23, des phrases nominales qui permettent d’accentuer les sensations à l’état brut, c’est plus frappant. De même, au vers 16, il y a des juxtapositions d’éléments sans explications intermédiaires et cela accentue aussi l’aspect frénétique du voyage. De plus, l’idée de fuite accentue aussi cette frénésie : au vers 17 « à nos trousses » et au vers 14 « s’enfuient ». De même, à la fin du poème, on a l’image d’un train qui est tellement fou qu’il assourdit les voyageurs ? au vers 24, cf. la métonymie qui montre l’idée de ce bruit infernal. Il y a aussi l’idée de l’orage, d’une perturbation climatique violente qui accentue cette folie du train. D’ailleurs, c’était déjà annoncé au vers 13 par la personnification « les locomotives en furie ». Cette folie du train entraîne évidemment une déformation inquiétante du paysage environnant.
B. Un environnement étrange et inquiétant
On relève un réseau lexical péjoratif. Au vers 9, on trouve « les gares lézardées et obliques ». « lézardées » signifie en ruines, idée de destruction renforcée par le vers 10 « auxquelles elles pendent » qui instaure la thématique de la mort. Enfin, au vers 11 on trouve « qui gesticulent et les étranglent », qui introduit un vocabulaire funèbre. Il y a une personnification inquiétante du décor. De même, il y a des images comme au vers 17 « les chiens du malheur qui aboient à nos trousses » associée avec « démons sont déchaînés », qui renvoie à l’Enfer, avec un côté hystérique des créatures notamment avec le mot « déchaînés ». On se trouve donc dans un univers angoissant. Il y avait déjà une force mystérieuse qui semblait intervenir au vers 12 avec « une main sadique tourmente ». « tourmente » renvoie à une idée de souffrance, et « main sadique » ? c’est étonnant car la main du ciel = main de Dieu. Mais ici, elle symbolise la cruauté et le malheur, ce n’est pas du tout une vision chrétienne du Ciel. Tout ce décor ne permet pas aux voyageurs d’oublier les inquiétudes du départ, cf. vers 7 et 8. Ce voyage était peut-être le moyen de fuir des problèmes. A priori, dans ce passage, le train n’apaise pas tous ses soucis. Il y a peut-être une explication à ceci : quand Cendrars a traversé la Sibérie, il y avait une guerre, les Russes contre les Japonais en 1905. On sait que Cendrars a été obligé de fuir encore plus loin. Cela peut expliquer certaines images violentes du poème.
Conclusion
Il faut insister sur l’aspect surprenant de ce poème. Grâce à cette idée originale, on se rend compte des chocs rythmiques de ce voyage en train. Tout cela montre un côté d’avant-garde par rapport aux auteurs surréalistes.