Juliet, Lambeaux, Prologue
Texte étudié
Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient où brûle ce feu qui te consume. Où sans relâche la nuit meurtrit ta lumière. Dans l’âtre, le feu qui ronfle, et toi, appuyée de l’épaule contre le manteau de la cheminée. A tes pieds, ce chien au regard vif et si souvent levé vers toi. Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit interminable. La route impraticable, et fréquemment, tu songes à un départ à une vie autre, à l’infini des chemins. Ta morne existence dans ce village. Ta solitude. Ces secondes indéfiniment distendues quand tu vacilles à la limite du supportable. Tes mots noués dans ta gorge. A chaque printemps, cet appel, cet élan, ta force enfin revenue. La route neuve et qui brille. Ce point si souvent scruté où elle coupe l’horizon. Mais à quoi bon partir. Toute fuite est vaine et tu le sais. Les longues heures spacieuses, toujours trop courtes, où tu vas et viens en toi, attentive, anxieuse, fouaillée par les questions qui alimentent ton incessant soliloque. Nul pour t’écouter, te comprendre, t’accompagner. Partir, partir, laisser tomber les chaînes, mais ce qui ronge, comment s’en défaire ? Au fond de toi, cette plainte, ce cri rauque qui est allé s’amplifiant, mais que tu réprimais, refusais, niais, et qui au fil des jours, au fil des ans, a fini par t’étouffer. La nuit interminable des hivers. Tu sombrais. Te laissais vaincre. Admettais que la vie ne pourrait renaître. A jamais les routes interdites, enfouies, perdues. Mais ces instants que je voudrais revivre avec toi, ces instants où tu lâchais les amarres, te livrais éperdument à la flamme, où tu laissais s’épanouir ce qui te poussait à t’aventurer toujours plus loin, te maintenait les yeux ouverts face à l’inconnu. Tu n’aurais osé le reconnaître, mais à maintes reprises il est certain que l’immense et l’amour ont déferlé sur tes terres. Puis comme un coup qui t’aurais brisé la nuque, ce brutal retour au quotidien, à la solitude, à la nuit qui n’en finissait pas. Effondrée, hagarde. Incapable de reprendre pied. Te ressusciter, te recréer. te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien, s’est déchirée.
Juliet, Lambeaux
Introduction
Né le 30 septembre 1934, Charles JULIET est placé, à l’âge de trois mois, dans une famille de paysans suisses. En 1946, il entre à l’Ecole militaire préparatoire d’Aix-en-Provence qu’il quitte en 1954 pour entrer à l’Ecole de Santé Militaire de Lyon. En 1957, il abandonne ses études de médecine pour se consacrer entièrement à l’écriture. Le premier tome de son Journal paraît en 1978.
Lambeaux, publié par Charles JULIET en 1995, est une œuvre autobiographique très poignante. Grâce aux témoignages des sœurs de sa mère biologique, il a pu retracer la vie et sa souffrance de cette mère qu’il n’a jamais connu. Sa vie n’a été qu’un malheur et s’est terminée tragiquement dans un asile, où elle est morte de faim à l’époque du régime de Vichy.
Pour Charles JULIET, l’écriture, entre autre celle de Lambeaux, lui sert de thérapie. Le titre de l’œuvre Lambeaux évoque la déchirure ou encore un fragment. L’écriture a pour vocation de permettre à l’écrivain de retrouver l’unicité de son être en reconstituant les « lambeaux » ou fragments de sa vie. Mais sa démarche n’est pas égoïste : Lambeaux est aussi un livre d’espoir pour les personnes qui, comme lui, ont souffert de ne pas avoir pu connaître leurs parents biologiques et qui en souffrent.
Le passage que nous allons étudier est situé au début de Lambeaux et constitue le « prologue » du récit. Charles JULIET présente dans ce texte sa mère naturelle à laquelle il consacre toute la première partie de l’œuvre. Mais ce prologue permet aussi au lecteur de découvrir indirectement le narrateur qui deviendra le personnage central de la seconde partie consacrée à la mère adoptive. Digne d’une pièce de théâtre, ce prologue assume la même fonction qu’une scène d’exposition.
I. Un prologue à double vocation
1. La portrait de la mère naturelle
Avant de livrer le récit de la mère naturelle, Lambeaux donne un aperçu de ses perspectives narratives à travers un prologue.
Le prologue est, étymologiquement, un « avant-discours » et sa fonction est d’exposer l’intrigue avant que celle-ci ne débute.
Il s’agit de livrer un portrait de la jeune femme en présentant ses principales caractéristiques physiques et morales qui seront développées ultérieurement tout au long de la narration.
C’est pourquoi ce passage augural donne au lecteur un certain nombre d’informations sur la trajectoire de la mère. Ces informations, d’emblée lacunaires, amorcent un logique de l‘écriture en « lambeaux ». En effet, Charles JULIET ne donne au lecteur que des pistes destinées à être prolongées et approfondies ultérieurement.
Le portrait de la mère biologique est tout d’abord physique : « Tes yeux immenses », « Ton regard doux » ; mais il est aussi moral et psychologique : « tu vas et tu viens en toi, attentive, anxieuse, fouillée par les questions qui alimentent ton incessant soliloque », « Au fond de toi, cette plainte, ce cri rauque »…
2. La mise en place de deux destinées
Digne d’une pièce de théâtre, ce prologue fait songer à une scène d’exposition. En effet, l’écrivain présente les deux destinées qui seront au cœur du récit.
Tout d’abord, celle de la mère prend dès le prologue la forme d’une tragédie. En effet, ce personnage est présenté comme prisonnier d’une terrible fatalité à laquelle il ne parviendra pas à s’échapper et qui aboutira inéluctablement à la mort : « laisser tomber les chaînes, mais ce qui ronge, comment s’en défaire ? », « ce cri rauque qui est allé en s’amplifiant […] et qui […] a fini par t’étouffer ».
Par ailleurs, la seconde destinée est celle du narrateur. Elle apparaît directement liée à l’écriture. Elle s’annonce comme un drame : celui de la parole face à de redoutables obstacles, au cœur desquels pèse lourdement le silence de la mère naturelle : « Tes mots noués dans ta gorge », « Ta solitude », « ton incessant soliloque »
II. Un portrait fragmentaire
1. Une mère à l’identité vacillante
Le portrait de la mère reste fragmentaire. En effet, sa description physique et morale se limite à deux traits : son grand regard triste et sa déchirante détresse. La réduction du portrait au seul regard indique l’impossibilité de mieux la connaître physiquement, ce qu’attestera la suite du récit puisque ce sera le seul trait connu de son visage.
Le reste du corps se réduit à la mention de la gorge : « Tes mots noués dans ta gorge », symbole de l’incapacité à s’exprimer : « ce cri rauque qui est allé s’amplifiant, mais que tu réprimais, refusais, niais ». L’accumulation des verbes « réprimais, refusais, niais » met l’accent sur l’incommunicabilité, source de la détresse de la mère (« Nul pour t’écouter, te comprendre, t’accompagner ») et de sa « morne existence dans ce village ».
Privée de sa propre parole, la mère incarne à la fois l’absence et le manque. Cette opacité empêche le personnage de la mère à accéder à elle-même. La mère meurt de ne pouvoir mener à bien sa propre introspection tant elle se découvre énigmatique à elle-même. : « tu vacilles à la limite du supportable », « Tu sombrais. Te laissais vaincre ».
Le mystère de la mère s’épaissit encore un peu plus dans la mesure où la description du personnage ne procède que par touches. Les phrases sont brèves, n’excèdent pas une dizaine de mots. Certaines phrases nominales révèlent l’incapacité d’agir : l’absence e verbe renforce la perception d’une fondamentale inactivité de la mère : «Le cauchemar de tes hivers », « Ta solitude ». « Effondrée, hagarde ».
Cette absence d’existence est suggérée dès le prologue par la métaphore de l’obscurité. On peut repérer la répétition du mot « nuit » dans de nombreuses expressions : « Où sans relâche la nuit meurtrit ta lumière », « De leur nuit interminable », « La nuit interminable des hivers », « à la nuit qui n’en finissait plus ». Ce procédé d’insistance impose la mère comme le personnage qui peine à être connu et qui demeure aussi obscur que la nuit noire.
2. L’écriture rédemptrice
Connoté négativement, le caractère nocturne le ta mère renvoie aussi plus largement au projet d’écriture du narrateur.
Pour lui, il s’agira de se placer aux antipodes de la nuit et, par sa parole, d’éclaircir et de mettre au jour la vie de cette mère.
Par sa luminosité et sa chaleur, l’écriture est rédemptrice et s’affirme comme l’antithèse de la nuit : « Te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait »…
L’œuvre aura pour vocation de faire émerger les mots de la mère hors de cette nuit du silence.
III. Un parcours à rebours
1. Redonner vie à la mère
Mais l’écriture est aussi salvatrice.
Le prologue suggère par bribes que le narrateur veut relever le défit de « dire » les « mots [qui sont restés] noués dans [sa] gorge ».
Ce projet autobiographique n’a pas seulement une vocation littéraire. Charles JULIET veut répondre par l’écriture à « cette plainte, ce cri rauque qui est allé en s’amplifiant » et qui a fini par « étouffer » la mère.
L’écriture, véritable force de vie, permet aux yeux de l’écrivain de relever les morts : « Te ressusciter. Te recréer ».
De manière paradoxale, le fils apparaît comme celui qui va enfin donner naissance à la mère : il enfantera par la magie de l’écriture, celle qui l’a physiquement mis au monde.
De même, il ne revient pas à la mère d’apprendre à parler à son fils dans la mesure où elle est terrassée par une aphasie symbolique qui l’a conduite jusque dans la tombe : « Ces secondes indéfiniment distendues quand tu vacilles à la limite du supportable ».
Au contraire, le fils est celui qui redonne à la mère la possibilité de s’exprimer dans un geste d’amour filial. Il invente en quelque sorte la langue maternelle qu’elle n’a jamais pu articuler.
2. Renouer les liens
Redonner la parole à la mère, c’est aussi, pour le narrateur, être à l’interlocuteur que sa mère n’a jamais eu au cours de sa vie : « Nul pour t’écouter, te comprendre, t’accompagner ».
Le fils paraît être le seul capable de comprendre sa mère, de renouer les liens avec celle qui a disparu trop tôt. L’écriture permet de recoudre pour elle cette séparation d’avec la mère naturelle, cette déchirure maudite et tragique : « cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien s’est déchirée ».
L’écriture aura donc pour vocation de renouer les liens familiaux. L’écrivain joue ainsi sur l’homophonie du mot « fils » : le fils écrivain a pour vocation, pour mission, de renouer les « fils », les liens avec sa mère naturelle.
Ce prologue, marqué par l’amour d’un fils hanté par la recherche de sa mère, peut aussi être perçu comme une dédicace, ce qui explique sa position en début de volume.
La mère est à la fois le personnage principal de Lambeaux et la dédicataire du livre à venir. C’est pourquoi Charles JULIET recourt au tutoiement, non seulement dans ce prologue mais aussi dans l’ensemble du récit.
A travers l’emploi de ce « tu », le fils a pour ambition d’écrire à sa mère ce qu’elle n’a jamais reçu de son vivant : une lettre d’amour. L’écriture s’affirme donc à la fois comme un acte de piété et de dévotion à la disparue. Une fois le prologue achevé, s’ouvre le chemin vers l’adoration perpétuelle.
Conclusion
Ainsi, loin d’être isolé de l’ensemble du récit, ce passage s’inscrit réellement dans l’œuvre.
Il permet au lecteur d’ « entrer » dans l’œuvre et de se familiariser de manière suggestive avec les principaux enjeux de l’écriture autobiographique.
A travers le portrait elliptique de la mère, ce prologue annonce aussi une écriture tout à fait originale et en « lambeaux ». C’est pourquoi ce texte augural contient les bribes des deux destinées qui feront la matière même du livre.
L’écriture autobiographique remplit pour Charles JULIET une double fonction : elle a une valeur thérapeutique et cathartique puisqu’elle permet de surmonter le drame de la déchirure avec la mère biologique. Mais l’écriture permet aussi de « ressusciter » celle qu’il n’a pas connu en lui rendant un vibrant hommage filial.