Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Préface, Ces mémoires…, Commentaire 2
Texte étudié
Ces mémoires ont été composés à différentes dates et en différents pays. De-là, des prologues obligés qui peignent les lieux que j’avais sous les yeux, les sentiments qui m’occupaient au moment où se renoue le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres ; il m’est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j’ai eu à parler de mes temps de misère ; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur ; Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable ; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau ; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs et je ne sais plus, en achevant délire ces mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue.
J’ignore si ce mélange, auquel je ne puis apporter remède, plaira ou déplaira ; il est le fruit des inconstances de mon sort ; les tempêtes ne m’ont laissé souvent de table pour écrire que l’écueil de mon naufrage.
On m’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de ces Mémoires, je préfère parler du fond de mon cercueil ; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre. Si j’ai assez souffert en ce monde pour être dans l’autre une ombre heureuse, un rayon échappé des Champs Élysées répandra sur mes derniers tableaux une lumière protectrice ; la vie me sied mal, la mort m’ira peut-être mieux.
Introduction
Nous allons étudier un extrait des « Mémoires d’outre-tombe » de Chateaubriand. Dans la préface des « Mémoires de ma vie », première forme des « Mémoires d’outre-tombe », l’auteur définit ses objectifs : se connaître et donner de lui une image exacte rectifiant celle de ses ennemis politiques ou littéraires. Dans l’avant-propos, écrit en 1846, il explique que les caractéristiques de l’œuvre sont dues aux circonstances de sa composition, diversité des lieux, des moments de l’expérience. Les œuvres autobiographiques sont toujours précédées de préface, d’avant-propos, d’un préambule, d’avis au lecteur. Tous ces avant-propos ont deux particularités, ils ont été écrits après la rédaction de l’œuvre et ont pour finalité d’exposer au lecteur les raisons de son choix. C’est ce que nous observons dès le propos de Chateaubriand. Son autobiographie reflète les circonstances de sa vie en associant la vie et l’écriture. Une fois l’œuvre terminée, l’écriture et la vie sont indissociables. Dans le but d’étudier l’aspect autobiographique de son texte, nous verrons dans un premier temps, la référence récurrente à l’œuvre, en second lieu nous analyserons le rapport entre l’œuvre et la vie, puis dans un dernier temps, les enjeux du texte autobiographique.
I. La référence constante à l’œuvre
1. La récurrence du terme de « Mémoires »
Nous avons trois occurrences du terme « Mémoires » dans l’extrait. Il est toujours précédé de l’adjectif démonstratif, « ces ». Le terme est à la fois le titre de l’œuvre mis en évidence par la majuscule et l’italique. C’est aussi l’indication du genre autobiographique. Le démonstratif « ces » fait référence au fait que l’avant-propos précède l’œuvre et insiste sur l’idée d’une présentation de l’œuvre.
2. Le champ lexical de l’écriture
Nous avons le champ lexical de l’écriture, les termes appartiennent au langage qui désignent les différentes parties de son œuvre, « prologue », « narration », « récit », « morceau ». Le vocabulaire est inhérent à l’écriture, « composer », « peignent », « rénove », « retracer », « parler », « écrire ». Les caractéristiques de l’écriture se révèlent à travers des termes qui reflètent la critique, « confusion », « unité » et les réflexions se développent à l’aide de termes antithétiques, « bonheur », « malheur », « vieillesse », « jeunesse ».
3. Identification de l’auteur, du narrateur et du personnage
La présentation de l’œuvre est faite par celui qui en est l’auteur, le narrateur et le personnage. Nous avons la présence récurrente du pronom personnel « je » qui n’est autre que le sujet du verbe exprimant l’action d’écrire et de parler, « j’ai eu à parler », « à retracer », « je préfère parler ».
Nous comprenons que l’œuvre et la vie de l’auteur sont indissociables, nous allons à présent en étudier les relations.
II. Relations entre l’œuvre et la vie de l’auteur
1. La composition
L’auteur est en corrélation avec l’écrivain, « ces mémoires ont été composés à différentes dates et en différents pays ». L’insistance est mise sur l’idée de diversité connotée par l’adjectif qualificatif, « différents ». La même idée est reprise à travers la notion d’expérience, « les formes changeantes de ma vie ». Les oppositions dominent, « instant », « prospérité », « misères », « tribulations », « bonheur », « malheur ». Ces formules sont soulignées par des métaphores, « les rayons de mon soleil depuis son aurore jusqu’à ce couchant ».
2. Présentation de l’œuvre
Les circonstances de la composition sont précisées par les dates, les lieux et l’annonce des périodes. Elles sont exprimées par des expressions métaphoriques, « berceau », « tombe ». L’œuvre est présentée comme une peinture des sentiments, le vocabulaire est celui de l’affectivité.
3. Association de l’œuvre et de la vie de l’auteur
Nous constatons une association entre la vie de l’homme et l’œuvre de l’auteur, elle est mise en relief par des procédés d’écriture comme le chiasme, la tournure de phrases et le choix de certains termes. Le début du texte montre cette influence de la vie de l’auteur sur son œuvre et la manière dont la composition de l’œuvre a été conditionnée par les aléas de sa vie. L’emploi du mot « forme » s’applique tant à l’œuvre qu’à la vie. Nous avons la métaphore du fruit, la métaphore des tempêtes qui rappellent de façon imagée la vie et les conditions de l’écriture évoquées par la « table ».
Cette imbrication entre la vie et l’œuvre nous permet d’analyser à présent les enjeux de l’écriture autobiographique.
III. Les enjeux de l’écriture autobiographique
1. Les objectifs de l’écriture
Nous avons une transcription des sentiments, des expériences et de leurs caractères contradictoires ainsi qu’une volonté de les dépasser par l’écriture, cela se transcrit par le terme « unité » qui suggère l’idée d ‘une fusion d’éléments exprimée par le chiasme, « mon berceau a de ma tombe », « ma tombe à mon berceau ». Il s’agit de maîtriser le temps, ceci est un objectif commun aux auteurs afin de travailler le temps d’une vie à retranscrire par les mots sans être esclave du déroulement du temps. Nous comprenons que celui qui écrit sur lui-même possède la capacité de faire de la rétrospective en se situant à différents moments du temps qu’il a dépassé quand il écrit.
2. La justification du titre
Les Mémoires sont justifiées par l’écriture du « moi. Le second paragraphe fait référence à ce qui permet de donner des explications concernant la finalité de l’œuvre. « Je préfère parler du fond de mon cercueil », retrace la volonté d’une publication après la mort de l’auteur et attire l’attention sur la vocation sacrée de l’œuvre. Cette œuvre vient de l’au-delà, nous avons une dimension prophétique qui relève du divin. L’Œuvre fait figure d’élément de purification de rédemption pour l’écrivain. « Mémoires de ma vie », « Mémoires d’outre-tombe » connotent l’aspect religieux et mystérieux de la réflexion autobiographique. L’extrait se termine par une formule frappante à la fois désespérée et dramatisée qui souligne le passage de la vie à une autre, un passage anticipé, imagé mais espéré, « la vie me sied mal; la mort m’ira peut-être mieux ».
Conclusion
Ce texte est informatif, c’est une démarche que le lecteur doit essayer de comprendre. L’écriture est révélatrice des objectifs qu’il s’est progressivement fixés. Nous pouvons mettre en avant la connotation religieuse des Mémoires, leur aspect sacralisé. Nous avons une écriture métaphorique tout au long de l’extrait qui contribue à la confusion vie et œuvre. Les Mémoires semblent révéler les secrets de la vie car elles permettent à la postérité de mieux comprendre la vie d’un homme et l’époque à laquelle il appartient et que seule l’écriture peut retranscrire. Nous voyons comme dans les autres passages étudiés des Mémoires d’outre-tombe que l’écriture autobiographique remplit sa fonction cathartique en libérant l’homme des maux par les mots.