Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Les soirées à Combourg, Commentaire 2
Texte étudié
A huit heures, la cloche annonçait le souper ; Après le souper, dans les beaux jours, on s’asseyait sur le perron ; Mon père, armé de son fusil, tirait les chouettes qui sortaient des créneaux à l’entrée de la nuit. Ma mère, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les dernier rayons du soleil, les premières étoiles ; A dix heures, on rentrait et l’on se couchait.
Les soirées d’automne et d’hiver étaient d’une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait en soupirant sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m’asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient ; Mon père commençait alors une promenade, qui ne cessait qu’à l’heure de son coucher. Il était vêtu d’une robe de ratine blanche, ou plutôt d’une espèce de manteau que je n’ai vu qu’à lui. Sa tête, demi chauve, était couverte d’un grand bonnet blanc qui se tenait tut droit. Lorsqu’en se promenant, il s’éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu’on ne le voyait plus ; puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l’obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l’autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant ; « De quoi parliez-vous ? ». Saisis de terreur, nous ne répondions rien : il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l’oreille n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent.
Dix heures sonnaient à l’horloge du château ; mon père s’arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l’horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d’argent surmonté d’une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l’ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s’avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l’est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l’embrassions, en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.
Le talisman était brisé ; ma mère, ma sœur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles ; si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher.
Introduction
Nous allons étudier un extrait des « Mémoires d’outre-tombe » de Chateaubriand intitulé « Soirées à Combourg ». L’auteur est un précurseur du romantisme, il a reçu une éducation étrange faite de liberté et de discipline. Il était destiné à une carrière dans la marine à laquelle il renoncera. Il se fera soldat. Jeune officier, il est présenté à la cour de Louis XIV. Dans cet ouvrage, Chateaubriand fait tout comme Montaigne et Rousseau, il décrit sa vie familiale. Les scènes sont présentées comme un rituel adapté à l’écriture, son récit d’habitudes s’apparente à un cérémonial du père despotique. Selon l’écrivain, l’écriture est là pour enrayer l’approche de la mort par la remontée des souvenirs et des pensées pour les immortaliser. Sa fonction serait donc cathartique. Dans le but d’étudier ce texte, nous analyserons dans une première partie le cérémonial immuable et répétitif, l’image effrayant du père puis, en dernier lieu, nous verrons l’écriture autobiographique.
I. Un cérémonial immuable et répétitif
1. Les temps verbaux
L’emploi de l’imparfait domine, il souligne les actions passées, répétées, en particulier les habitudes de son père, nous avons une phrase complexe à l’imparfait ainsi qu’une subordonnée. Les repères chronologiques dont nous disposons sont, « après le souper », « alors », « le souper fini » et « 10 heures sonnaient ».
2. Les rôles de chacun
Chaque personnage a un rôle précis et imposé. La mère rêve, les verbes soulignent sa passivité, elle soupire, son attitude est contemplative vis-à-vis des enfants. Le père reste inquiétant, ténébreux, dans l’ombre tandis que son épouse vit dans la lumière des enfants. Le père soulève la question conceptuelle du temps qui passe inexorablement. La vie est suggérée par les enfants et les dialogues toujours à l’écart du père occupé à aller et à venir.
3. Insistance sur les automatismes
Le manque de vie et de gaieté transparaît à travers certains objets comme, « la cloche » qui connote la répétition dans le temps, « les portes », « l’horloge » qui pourrait retracer l’enfermement dans le temps qui passe, les personnages comme les domestiques qui font toujours les mêmes gestes aux mêmes moments de la journée, à chaque repas, et enfin le désenchantement qui met l’accent sur l’emprisonnement dans un rituel non voulu ; nous avons donc l’image d’un rituel familial apparenté à un mécanisme quotidien inquiétant et sinistre.
L’automatisme qui se met en place au fur et à mesure de la lecture du texte semble venir de l’autorité du père dont nous allons à présent étudier les caractéristiques essentielles.
II. L’image effrayante du père
1. Ambiguïté du personnage
Le père inspire de l’inquiétude et de la curiosité, en effet, nous pouvons constater le passage du « je » au « nous » ainsi que la multiplication du « nous » quand le père s’en va. Nous avons une vision à deux niveaux de cet homme étrange et secret, à l’extérieur, son attitude est violente, il chasse les mouettes tandis qu’à l’intérieur, il reste seul et silencieux. Son existence, presque transparente fait de lui une présence qui n’intéresse plus les autres membres de la famille.
2. Une image impressionnante
Le père se donne à voir comme quelqu’un d’autoritaire dont la domination est froide et silencieuse en tant que père et chef de famille. Cela s’exprime de façons très diverses, le rythme ternaire souligne son aspect fantomatique, spectre, les silences s’accordent avec sa silhouette, sa grand robe blanche. Sa présence en devient obsédante, il est toujours là silencieux et sans contact aucun. Il ne se laisse cependant jamais oublié, il entend tout et garde pourtant le pouvoir de transformer sa famille en statue.
Le souvenir très vivace est rendu par une écriture autobiographique qui tente de reconstituer dans leur authenticité les scènes passées.
III. L’écriture autobiographique
1. L’expression des sentiments et des émotions
Bien qu’il soit adulte, le narrateur ne porte aucun jugement et s’efforce de rendre l’émotion de cette époque. La scène prend un caractère visuel et se précise grâce à la succession d’adverbes de temps comme « alors », « lorsque », « quand ». Le lecteur peut facilement imaginer les lieux s’il suit l’itinéraire du père. L’expression des sentiments reste discrète et brève, nous avons la terreur qui est suggérée, aucune notation relativement à une éventuelle marque d’affection, ni aucun sentiment de vengeance.
2. Recul du narrateur adulte
Dans le dernier paragraphe, nous pouvons mettre en évidence le débordement de paroles qui paradoxalement contribue à donner un maximum d’authenticité. Nous retrouvons les difficultés propres au travail autobiographique, le décalage entre le moment où l’on vit une scène et le moment de l’écriture de cette même scène, corrélativement, cela soulève le problème de l’objectivité par rapport au fait rapporté. Le désir d’authenticité prend le dessus malgré tout, nous pouvons nous poser la question de savoir s’il peut y avoir spontanéité sur un texte ainsi construit.
Conclusion
Ce texte très célèbre marque les grands traits d’une époque révolue, les souvenirs d’une enfance solitaire malgré la présence de sa sœur et de ses parents oscillant chacun vers l’étrange, et les ténèbres ou la passivité, la rêverie et la lumière. L’écriture autobiographique remplit sa fonction libératrice, on peut lui attribuer un pouvoir cathartique, puisqu’elle libère des maux par les mots.