François-René de Chateaubriand

Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Description de la vie des Marins

Texte étudié

Il est difficile aux personnes qui n’ont jamais navigué, de se faire une idée des sentiments qu’on éprouve, lorsque du bord d’un vaisseau on n’aperçoit de toutes parts que la face sérieuse de l’abîme. Il y a dans la vie périlleuse du marin une indépendance qui tient de l’absence de la terre ; on laisse sur le rivage les passions des hommes ; entre le monde que l’on quitte et celui que l’on cherche, on n’a pour amour et pour patrie que l’élément sur lequel on est porté : plus de devoirs à remplir, plus de visites à rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue même des matelots n’est pas la langue ordinaire : c’est une langue telle que la parlent l’océan et le ciel, le calme et la tempête. Vous habitez un univers d’eau parmi des créatures dont le vêtement, les goûts les manières, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochtones ; elles ont la rudesse du loup marin et la légèreté de l’oiseau ; on ne voit point sur leur front les soucis de la société ; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminuée, et sont moins creusées par l’âge que par la bise, ainsi que dans les flots. La peau de ces créatures, imprégnée de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l’écueil battu de la lame.

Les matelots se passionnent pour leur navire. Ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en le retrouvant. Ils ne peuvent rester dans leur famille ; après avoir juré cent fois qu’ils ne s’exposeront plus à la mer, il leur est impossible de s’en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d’une maîtresse orageuse et infidèle.

Dans les docks de Londres et de Plymouth, il n’est pas rare de trouver des sailors nés sur des vaisseaux : depuis leur enfance jusqu’à leur vieillesse, ils ne sont jamais descendus au rivage ; ils n’ont vu la terre que du bord de leur berceau flottant, spectateurs du monde où ils ne sont point entrés. Dans cette vie réduite à un si petit espace, sous les nuages et sur les abîmes, tout s’anime pour le marinier : une ancre, une voile, un mât, un canon, sont des personnages qu’on affectionne et qui ont chacun leur histoire.

La voile fut déchirée sur la côte du Labrador ; le maître voilier lui mit la pièce que vous voyez.

L’ancre sauva le vaisseau quand il eut chassé sur ses autres ancres, au milieu des coraux des îles Sandwich.

Le mât fut rompu dans une bourrasque au cap de Bonne?Espérance ; il n’était que d’un seul jet. Il est beaucoup plus fort depuis qu’il est composé de deux pièces.

Le canon est le seul qui ne fut pas démonté au combat de la Chesapeake.

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (Livre 6, Chapitre 2)

Introduction

Écrivain français romantique du 19ème siècle, Chateaubriand a été élu à l’Académie Française. Il est né à St Malo, en Normandie, par une nuit de tempête. Dans son enfance, il a été délaissé par ses parents. Entre 16 et 18 ans il se trouve au château avec sa sœur, avec qui il parle beaucoup. En 1781 il part en Amérique pendant 5 mois. Il va vivre avec des indiens et écrit l’Atala. Il rentre en France et se marie. Il écrit Génie du christianisme (paru en 1802) dans lequel il défend le christianisme. Sa sœur Lucile meut en 1806 ce qui provoque chez lui une profonde tristesse. Il démissionne et fait un voyage en France puis en Grèce (au retour : Égypte, Tunisie, Espagne). Il va commencer à écrire ses Mémoires (1807), cesse de paraître en public et se retire à la campagne. Il écrira ses Mémoires pendant 30 ans. Dans ce passage, il décrit la vie des marins.

Problématique : Comment Chateaubriand montre t-il la passion de la mer des marins ?

I. L’océan, un monde à part

Le marin dépend de la mer. Différence entre l’homme vivant sur terre et celui vivant en mer. Il y a une coupure avec le monde réel. Le marin laisse son esprit s’évader lorsqu’il est en mer = romantique, « rudesse du loup marin », « légèreté de l’oiseau ». L’océan est un monde à part entière / le marin est dominé par des éléments plus forts que lui qui peuvent l’aider ou l’écraser, qui s’opposent à la vie civilisée, où dominent les soucis, les devoirs politiques… « vie dominée par les éléments ».

« La langue des matelots », renforce l’idée d’un autre monde, patrie, car ils parlent une autre langue. « Parle l’océan » : personnification. C’est une langue dictée par les éléments. En parlant cette langue, les marins communiquent et ressemblent aux éléments (langage similaire). C’est une langue cosmique. Le marin est en communion avec ces éléments.

Les rides ne sont plus celles de l’âge, ce sont des rides qui ressemblent à la mer. Le marin est comparé à la mer, et ressemble de plus en plus aux éléments du monde où il vit. La passion du marin pour la mer est comparée à une passion amoureuse. Elle est comparée à une maîtresse dont on ne peut pas se passer, la maîtresse est comparée à la mer. Chateaubriand évoque une passion romantique, externe, tragique : ils préfèrent la mer à leur famille. C’est une passion tragique, car c’est une passion qui va jusqu’à la mort.

II. Hommage aux marins

Il y a une complicité entre le marin et l’océan, la « créature » = le marin. « On laisse les passions des femmes » = après avoir laissé une « partie humaine » sur la terre, il est décrit comme une sorte de créature. Il acquière quelque chose du caractère monstrueux de l’océan : « civilisation » = homme, « mer » = créature. « Berceau » : où sont nés les marins : les marins et Chateaubriand sont bercés depuis leur enfance par la mer. Ils sont spectateurs du monde, puisqu’ils ne sont jamais rentrés sur terre. Les gens qui sont sur terre, sont spectateurs du rivage, ils se contemplent tous deux, dans leur monde différent. Bretons = Londoniens : bateau minuscule face à l’océan immense, il place l’homme entre l’infiniment petit et l’immensément grand. Il y a une grande mise en abîme (amplification de l’océan – abîme – grande description picturale = marine). On parle de l’esthétique du sublime = tempête, chaos, gouffre, abîme, immensité, océan, montagne.

III. Langue de l’océan

Chateaubriand s’adresse aux personnes qui n’ont jamais navigué. Le texte veut rendre compte des sentiments qu’il a pu éprouver. Sentiment d’harmonie, de plénitude, d’osmose avec la mer. « La face sérieuse de l’abîme » = personnification, jeu quand on est sur la plage, puis ça devient dangereux (contemplation sans danger). Chateaubriand cherche à retranscrire cette langue des marins dans son texte, il veut essayer de parler cette langue (dans les 4 derniers paragraphes). Le capitaine a consigné dans son carnet de bord ce que Chateaubriand rapporte ici. Il y a une absence de guillemets, les pages du carnet de bord sont dont directement insérées dans le texte.

Utilisation de la langue anglaise « sailors », un navire en anglais et féminin : il y a naturellement dans la langue anglaise une personnification du navire. La langue confère une âme aux choses (voir Hugo et la poésie). « Une ancre, une voile, un mât, un canon » deviennent des héros d’aventure dans un récit = carnet de bord. Prose poétique du carnet de bord = caractère poétique de la langue du marin dévoilé par l’auteur.

Chaque pièce du navire correspond à un lieu, l’encre a sauvé le navire en sauvant d’un péril, la voile a été déchirée. L’homme (terre) perçoit ces éléments comme banals, alors que les marins connaissent l’histoire des ces éléments : « canon » = héros de guerre.

Conclusion

Hugo s’en servira en ouverture. Ce texte par avance a quelque chose d’Hugolien.

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