Cohen, Le Livre de ma mère, Ô mon passé, ma petite enfance… (Commentaire 3)
Texte étudié
Ô mon passé, ma petite enfance, ô chambrette, coussins brodés de petits chats rassurants, vertueuses chromos, conforts et confitures, tisanes, pâtes pectorales, arnica, papillon du gaz dans la cuisine, sirop d’orgeat, antiques dentelles, odeurs, naphtalines, veilleuses de porcelaine, petits baisers du soir, baisers de Maman qui me disait, après avoir bordé mon lit, que maintenant j’allais faire mon petit voyage dans la lune avec mon ami un écureuil. O mon enfance, gelées de coings, de bougies roses, journaux illustrés du jeudi, ours en peluche, convalescences chéries, anniversaires, lettres du Nouvel An sur du papier à dentelures, dindes de Noël, fables de La Fontaine idiotement récitées debout sur la table, bonbons à fleurettes, attentes des vacances, cerceaux, diabolos, petites mains sales, genoux écorchés et j’arrachais la croûte toujours trop tôt, balançoires des foires, cirque Alexandre où elle me menait une fois par an et auquel je pensais des mois à l’avance, cahiers neufs de la rentrée, sac d’école en faux léopard, plumiers japonais, plumiers à plusieurs étages, plumes sergent-major, plumes baïonnette de Blanzy Poure, goûters de pain et de chocolat, noyaux d’abricots thésaurisés, boîte à herboriser, billes d’agate, chansons de maman, leçons qu’elle me faisait repasser le matin, heures passées à la regarder cuisiner avec importance, enfance, petites paix, petits bonheurs, gâteaux de maman, sourires de maman, ô tout ce que je n’aurai plus, ô charmes, ô sons morts du passé, fumées enfuies et dissoutes saisons. Les rives s’éloignent. Ma mort approche.
Introduction
Nous allons étudier un extrait de l’œuvre « Le Livre de ma mère » d’Albert Cohen dans lequel l’auteur fait revivre ses sentiments pour sa mère et ses souvenirs d’enfance. Il retrace en fait son échec si important dans sa relation avec sa mère puisqu’il y a eu abandon de celui-ci dès l’âge adolescent. Il retrace sa petite enfance avec lyrisme et le visage tendre et aimant de sa maman. Dans le but d’étudier ce paradis perdu de l’enfance, nous verrons dans un premier temps, l’image d’une jeunesse entre l’ordre et le désordre, en second lieu nous analyserons la force lyrique de l’hymne consacré à sa mère, puis la douleur associée à la perte de ce bonheur enfantin.
I. L’image d’une jeunesse, entre l’ordre et le désordre
1. La reconstruction d’une enfance en souvenirs
Nous avons en effet un cumul de groupes nominaux tous juxtaposés qui nous donne une impression de désordre au niveau de sa mémoire affective. Nous y retrouvons tous les lieux communs de l’enfance. D’abord le décor préalablement posé avec la « chambrette » élargie ensuite à la cuisine animée par les attentions maternelles dans la préparation des remèdes, «tisanes… arnica». Nous avons ensuite les rituels de la vie quotidienne, le rituel du coucher, « petits baisers du soir », les célébrations annuelles, « les anniversaires », « nouvel an », Noël et les vacances ainsi que les animations comme le cirque. A chaque événement est associé un objet comme par exemple l’ours en peluche, « les diabolos », les billes, les goûters de pain et de chocolat. Puis, nous avons l’image de l’école avec ses fables de La Fontaine, ses cahiers et le sac, le plumier et les plumes. Nous constatons ainsi une certaine cohérence dans cet inventaire.
2. Souvenirs et sensations
Ces souvenirs sont associés aux sensations, tous les sens sont concernés. Les sirops et les confitures renvoient l’image du goût, l’arnica et la naphtaline connotent l’odorat, l’ouïe est suggérée par les chansons, la vue par les heures passées à la regarder cuisiner et le toucher par les genoux écorchés. Les associations se font à laide des sens. Nous avons une autre forme d’association de mots à l’aide d’allitérations, « chromos, conforts et confitures ».
L’univers ainsi créé paraît douillet et confortable, c’est pourquoi le registre dominant est lyrique, nous allons à présent étudier le lyrisme de l’extrait.
II. La force lyrique de l’hymne consacré à sa mère
1. Le lyrisme
Nous avons un véritable poème en prose ; Dans la remontée des souvenirs, l’émotion submerge. La litanie affective et le lyrisme sont concentrés sur deux interminables phrases. La mémoire semble se dérouler. L’invocation « ô ma chambrette » devient une évocation. L’impression de plénitude et de bonheur domine. L’usage de la première personne est récurrent « mon passé, ma petite enfance », « ma mort ». Le lyrisme est renforcé par le regard de l’adulte sur l’enfant sur lequel il jette un œil amusé et ironique.
2. Un hymne à la mère
C’est un véritable hommage. « pleurer son enfance », c’est en fait « pleurer sa mère ». Cette mémoire lyrique est un hymne. L’omniprésence de la mère domine tout le texte depuis les rituels du coucher jusqu’à la cuisine, « ses chansons, ses gâteaux », « les sourires de maman… ». Même lorsqu’elle n’est pas explicitement nommée, elle est présente dans tous les lieux et les objets.
Il tente à travers l’évocation de ses souvenirs de reconstruire le passé, mais c’est une tentative vouée à l’échec.
III. Revivre le passé
1. Une évocation nostalgique
Cohen a une conscience très lucide du paradis perdu incarné dans le visage de la mère. Le passé est irréversible. Les charmes évoqués sont rompus. Le temps de l’euphorie s’est enfui, « ô sons morts du passé ». L’écriture tente malgré tout de récupérer la magie de l’enfance mais en vain. La mère morte relègue les souvenirs de l’enfance heureuse dans un temps irrémédiablement perdu. Le texte ramène à la mort.
2. La destinée humaine : la mort
Le présent annonce la mort « qui approche ». Il contemple la mort à partir des images, « ces rives qui s’éloignent ».
Conclusion
Le texte s’apparente à un exercice de style mais au-delà, nous avons un tableau de l’enfance et de ses joies, ce qui lui permet de se réapproprier ses propres souvenirs. Nous sommes au service de l’autobiographie. L’écriture remplit sa fonction cathartique, libératrice car les mots libèrent des maux.