Cohen, Le Livre de ma mère, Ô mon passé, ma petite enfance… (Commentaire 2)
Texte étudié
Ô mon passé, ma petite enfance, ô chambrette, coussins brodés de petits chats rassurants, vertueuses chromos, conforts et confitures, tisanes, pâtes pectorales, arnica, papillon du gaz dans la cuisine, sirop d’orgeat, antiques dentelles, odeurs, naphtalines, veilleuses de porcelaine, petits baisers du soir, baisers de Maman qui me disait, après avoir bordé mon lit, que maintenant j’allais faire mon petit voyage dans la lune avec mon ami un écureuil. O mon enfance, gelées de coings, de bougies roses, journaux illustrés du jeudi, ours en peluche, convalescences chéries, anniversaires, lettres du Nouvel An sur du papier à dentelures, dindes de Noël, fables de La Fontaine idiotement récitées debout sur la table, bonbons à fleurettes, attentes des vacances, cerceaux, diabolos, petites mains sales, genoux écorchés et j’arrachais la croûte toujours trop tôt, balançoires des foires, cirque Alexandre où elle me menait une fois par an et auquel je pensais des mois à l’avance, cahiers neufs de la rentrée, sac d’école en faux léopard, plumiers japonais, plumiers à plusieurs étages, plumes sergent-major, plumes baïonnette de Blanzy Poure, goûters de pain et de chocolat, noyaux d’abricots thésaurisés, boîte à herboriser, billes d’agate, chansons de maman, leçons qu’elle me faisait repasser le matin, heures passées à la regarder cuisiner avec importance, enfance, petites paix, petits bonheurs, gâteaux de maman, sourires de maman, ô tout ce que je n’aurai plus, ô charmes, ô sons morts du passé, fumées enfuies et dissoutes saisons. Les rives s’éloignent. Ma mort approche.
Introduction
Nous allons étudier un extrait de « Le Livre de ma mère » d’Albert Cohen. Né en 1895, mort en 1981, Cohen fit ses études de droit et écrira toute sa vie en marge des modes et des courants, animé par le constant souci de dire son amour pour le peuple juif et sa grandeur. Il est l’auteur de « Belle du seigneur ». Il perd sa mère en 1934. Ce livre peut-être présenté comme un roman autobiographique qui dans le cas présent est destiné à sa mère disparue et au narrateur lui-même. C’est le « roman de la mère » qui vise à l’idéaliser et à la faire revivre à jamais. C’est un hommage à sa mère morte qui est placée au centre de son autobiographie. Dans un premier temps, nous étudierons l’image de l’enfance heureuse, puis en second lieu nous analyserons le lyrisme et la réflexion sur la mort.
I. L’image de l’enfance heureuse
1. Les possessifs
Il tente de reconquérir le bonheur indicible de l’enfance perdue toujours associée au visage de la mère, les possessifs ont à cet égard, une grand importance, « mon passé », « ma petite enfance », « mon lit », « mon petit voyage », « mon ami ». Les possessifs dévoilent toute l’intimité de sa vie d’alors. L’enfant qu’il était, ses attachements, en fait cela laisse transparaître les émotions de l’auteur, ils sont la marque de l’écriture autobiographique car ils en dévoilent une des caractéristiques, l’identité entre le personnage principal, le narrateur et l’auteur.
2. L’image de la mère
La relation mère fils est au centre du récit. Son attachement est manifeste à travers les occurrences du mot « maman », « baisers de maman », « chansons de maman ». Elle est ainsi directement associée à ses souvenirs d’enfance les plus intimes. Elle est donc l’image vivante d’un passé, l’image maternelle, protectrice, rassurante, nourricière, « baisers », « chansons », « gâteaux ». Cela laisse entrevoir tout l’expression de sa tendresse et de son amour pour sa mère bien que disparue, toujours présente dans ses souvenirs et dans son cœur. L’image du bonheur domine.
3. La vie au quotidien
Il semble que le quotidien de son enfance n’était fait que de bonnes choses favorisant ainsi une identification possible pour le lecteur qui rétrospectivement est susceptible de se reconnaître. L’utilisation de pluriel marque la quantité, la généralisation. L’enfant qu’il était semble n’avoir manqué de rien. L’univers de l’enfant est rassurant et fait de profusion, « conforts, confitures, tisanes », « les journaux illustrés du jeudi ». L’énumération domine par l’absence d’articles dans tout le texte. Enfin, nous notons les nombreuses occurrences de l’adjectif « petit » révélateur de l’affection, de la naïveté et du bien-être de l’enfant, « petite enfance », « petites paix, petits bonheurs ». Il fait ainsi une évocation poétique de ce qu’il nomme.
4. Les souvenirs
On a une impression de sécurité totale traduite par les adjectifs « petits », « brodés », « rassurants », « vertueuses » et les verbes « border », « cuisiner ». L’énumération parcourt le texte pour évoquer le paradis du royaume de l’enfance dans l’ombre de la mère nourricière. Ainsi les éléments du souvenir son, « l’école », la nourriture, les soins « les fêtes »… Le champ lexical est celui de la sensation. En effet, il fait appel à toutes les sensations pour faire resurgir les souvenirs, visuelles, « cirque », olfactives, « cuisiner », gustatives, « goûters de pain et de chocolat », auditives, « fables récitées », et tactiles, « petits baisers ». Toutes les sensations se mêlent dans les phrases nominales dont le noyau représente toujours un élément du souvenir. On a ainsi le retour du fils narrateur vers le paradis de son enfance. La mère apparaît donc comme celle qui permet la survivance d’une part d’enfance dans l’homme, la pérennité de son âme enfantine par l’évocation du souvenir.
Cette reconquête d’une enfance heureuse amène Cohen à se livrer à une confession lyrique et une méditation sur la mort.
II. La confession lyrique et la méditation sur la mort
1. La Confession et les souvenirs
La tonalité est lyrique. Elle scande la litanie du regret. En effet, la fin du texte est rythmée par une sorte de litanie lyrique exprimée par « je n’aurai plus », « sons morts du passé », « fumées enfuies et dissoutes ». Les trois occurrences de « ô » renforcent le lyrisme. Les regrets de l’enfance ombrent le texte de poésie. L’écriture est discontinue à plusieurs niveaux. Au stade de la structure, on a deux phrases nominales pour évoquer le souvenir tandis que deux autres phrases courtes par l’intermédiaire du futur proche renvoient à la mort. Le désordre des sensations permet aux émotions et aux sentiments de se multiplier. Le rythme est bâti sur quatre phrases composées de virgules. Enfin, les sonorités offrent une harmonie avec les allitérations en « e », « f ». Le narrateur se remémore son enfance comme un paradis impossible à retrouver. Il met bien en évidence ses regrets évoqués par le futur du verbe avoir, « je n’aurai ».
2. La méditation sur la mort
Le passé perdu de son univers d’enfant lui fait prendre conscience de l’imminence de sa mort. Mais les regrets précèdent l’image de la fin de sa vie. Le sentiment de regret est déjà traduit par la figure de disposition présente dans l’expression « fumées enfouies et dissoutes saisons ». Cette métaphore du temps qui passe joue une rôle dans le constat final de l’auteur. La brièveté des saisons suggère l’enfance comme une courte période de bonheur de notre vie d’homme très vite regrettée et disparue en fumées. Elle suggère et connote le regret dans son expression la plus amère. Enfin, cette méditation sur la mort s’achève sur une antithèse « les rives s’éloignent. Ma mort approche » ; figure de rhétorique par opposition qui connote de façon métaphorique le regret de l’enfance passée puis la fin d’une vie qui devient de plus en plus imminente.
Conclusion
C’est un extrait qui ne peut pas laisser le lecteur insensible car il y a une possibilité d’identification. C’est une évocation poétique et idéalisée du paradis de l’enfance et de la mère. On peut comparer le titre à celui des confessions de Rousseau ou de Saint Augustin qui insiste sur la relation au divin ou la notion de faute, de culpabilité, en tout cas de sincérité alors qu’ici l’authenticité n’est pas mise en avant. Au contraire, le mot livre souligne l’élaboration littéraire. Pourtant, son livre ne néglige pas des aveux d’ingratitude ou de faute envers la mère et repose sur la culpabilité de ne pas lui avoir montré assez d’amour et de lui avoir préféré d’autres femmes. L’écriture permet donc de retrouver le paradis perdu. Le récit autobiographique se veut donc compensateur et rédempteur ; il souhaite rendre hommage à sa mère disparue.