Colette, Sido, Car j’aimais tant l’aube…
Texte étudié
Extrait : De « Car j »aimais tant l’aube… » à « … cette gorgée imaginaire ».
Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demis, et je m’en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraise, les cassis et les groseilles barbues.
À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps… J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion…
Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, – « chef-d’œuvre », disait-elle. J’étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord… Je l’étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillé sur les autres enfants endormis.
Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d’avoir mangé mon soûl, pas avant d’avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l’eau de deux sources perdues, que je révérais. L’une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre. L’autre source, presque invisible, froissait l’herbe comme un serpent, s’étalait secrète au centre d’un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe… Rien qu’à parler d’elles je souhaite que leur saveur m’emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j’emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire…
Colette, Sido
I. Un extrait autobiographique dont la narratrice est le centre
A. Le moi au centre du souvenir
On compte trente occurrences des marques de la première personne. En effet même si le titre peut faire penser à une biographie de sa mère Sido, l’œuvre est une autobiographie.
Une métaphore picturale est présente pour qualifier Colette enfant : « elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre ». Colette est l’œuvre de sa mère. Ainsi on a une sorte de mise en abyme.
De plus, quelques lignes après, la métaphore est renforcée par une description physique d’elle-même : « yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’après mon retour ». Nous avons en quelque sorte une métaphore filée qui met en relief le genre autobiographie.
B. Le souvenir émanant d’une scène souvent répétée
Colette utilise l’imparfait qui est le temps du récit pour évoquer ses souvenirs d’enfance : « Car j’aimais tant l’aube ».
Elle définit le cadre spatio-temporel « trois heures et demis », « vers des terres maraîchères ». D’ailleurs notons que la préposition « vers » indique qu’elle se déplace. Ainsi, tout au long du texte, Colette nous offre une grande précision de temps et de lieu.
Cependant, Colette utilise aussi le présent de l’écriture qui est une caractéristique de l’autobiographie : « Rien qu’à parler d’elles je souhaite que leur saveur m’emplisse la bouche ». On a donc la présence de la narratrice dans les trois dernières lignes.
II. L’évocation d’un bonheur privilégié
A. La complicité mère/fille
L’auteur semble reconnaissante envers les multiples autorisations de Sido à la laisser se lever à l’aube « ma mère me l’accordait », « ma mère me laissait partir ». On a donc une entente parfaite entre la mère et la fille qui repose sur une grande confiance.
Sa mère la caractérise comme rare et précieuse à travers le surnom « Beauté, Joyau-tout-en-or ». Ainsi, ce surnom presque hyperbolique insiste sur le caractère précieux de sa fille.
L’auteur insiste sur la prise de conscience de son bonheur en redoublant le présentatif : « C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix… ». Colette célèbre ainsi Sido qui a permis et favorisé ce contact privilégié avec la nature.
B. La complicité nature/enfant
Colette se compare à un chien « décrit un grand circuit de chien qui chasse seul » ce qui témoigne de sa grande connivence avec la nature.
Notons que Colette cite elle-même le nom « connivence ». L’auteur annonce explicitement sa complicité avec la nature.
L’enfant se confond avec la nature : « yeux bleus assombris par la verdure ». Ainsi, la nature l’embellit, ce qu’elle annonce d’ailleurs : « Je l’étais à cause de mon âge et du lever du jour ».
III. Un éveil sensoriel à travers le nature
A. Les sens en éveil : une initiation sensuelle
Champ lexical des sens : « sensible », « goûté », « invisible », « saveur ».
Colette montre son adoration pour la terre.
Elle crée des liens avec la nature, elle l’accepte comme une récompense.
Elle personnifie la nature : « le brouillard baignait ».
La nature a des sentiments humains : convulsion, sanglot.
La nature lutte pour la vie : « premier souffle », ce qui est amplifié par les allitérations en [e] et en [s].
Colette s’éveille à travers la nature, elle assiste à un cadeau privilégié : « l’aube », « l’éclosion » : la naissance de la nature.
La nature lui donne à manger.
Colette fait apparaître le côté maternel de la nature.
En effet la nature lui donne à manger, elle s’approprie la nature : « groseille barbue ».
Elle décrit la nature comme un paradis terrestre : « un bleu original, humide et confus ». Rythme ternaire = on a affaire à la description d’un paradis et d’un éden.
« révérais » : sa nature est son Dieu, verbe très fort.
La nature est un cadeau du ciel, elle emporte ce souvenir jusqu’à la mort : « que j’emporte avec moi ».
Conclusion
Dans ce passage, Colette nous montre la puissance évocatrice de l’écriture, l’autobiographie comme recherche du plaisir perdu, comme recréation et éternelle jeunesse.